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EPICUROPOLIS
15 août 2015

L'ataraxie stoïcienne: sagesse et limite

Sénèque, Néron et Marc-Aurèle

José Kany-Turpin dans son ouvrage intitulé Lucrèce, De la nature, nous propose un tableau assez édifiant de la situation de Rome à laquelle Lucrèce a été témoin, qui peut avoir un curieux parallèle avec la Grèce du IIIè siècle av. J.C : « Rome entre 90-88 a connu des guerres sociales, des rivalités criminelles, répressions de peuples alliés de Rome (socii) dont l’aristocratie dirigeante refusait les revendications ; massacres de Marius ; proscriptions et dictature de Sylla (82-79) : dés 88, il était entré avec son armée dans Rome et avait fait assassiner un grand nombre de ses adversaires ; révoltes de Spartacus, qui entraîna avec lui des milliers d’esclaves (73-71) ; guerres en Orient : après plusieurs expéditions très meurtrières et coûteuses, elle s’acheva par la victoire de Pompée sur Mithridate en 63 ; menées subversives de Catilina (63-62) ; guerre civile résultant des ambitions des triumvirs : plusieurs milliers d’hommes tués sur le forum durant un après-midi d’émeute. »[1].

Les stoïciens en prônant les valeurs de courage, de devoir, de loyauté et de modération, avaient eu une grande audience dans l’empire romain. Mais c’est aussi sous le couvert des mêmes valeurs, au nom de leur idéal de virtus (vertu), qu’ils occasionnaient la dégradation de l’empire : paupérisation des paysans du fait de la guerre et de la passion d’enrichissement de la classe dirigeante. Lucrèce disait dans le chant III que : « du sang des citoyens ils s’engraissaient, avides, ils doublent leur fortune, entassant crime sur crime, féroces, ils jubilent aux tristes funérailles d’un frère, ils haïssent et craignent la table de leurs proches »[2]. 

Sénèque dans ses Dialogues affirme ce qui suit : « vivre heureux, mon frère Gallion, tout le monde le désire ; mais pour découvrir en quoi consiste ce qui rend la vie heureuse, personne n’y voit clair ; et il est si peu facile de parvenir au bonheur que chacun s’en éloigne d’autant plus qu’il s’y précipite avec plus d’ardeur, pour peu qu’il s’écarte de la bonne voie. »[3]. Par cette pensée de Sénèque, il est aisé de dire que lorsqu’il avance une telle assertion, il n’avait pas encore lu les très belles pensées du maître du jardin sur le bonheur. Ne dit-il (Epicure) pas dés les premiers Maximes capitales que « le bien est facile à se procurer » ; autrement dit il est facile d’être heureux, si nous savons distinguer comme toujours ce qu’il faut chercher et ce qu’il faut fuir. Pour Epicure le bonheur est à portée de mains. Mais ce qu’il faut s’efforcer de faire, c’est de « s’éloigner de la prison des activités quotidiennes », pensée qui vise très clairement ici les stoïciens ; car en effet Epicure a vu plus clair que les stoïciens, si nous nous tenons aux propos même de Sénèque que nous retrouvons par la bouche de Pierre-Henri Tavoillot, où Sénèque donne sans ambages les raisons qui ont déterminé son engagement politique : « j’ai résolu de suivre la mâle énergie de nos maximes et de me mêler à la vie publique ; je décide de rechercher les honneurs et les faisceaux, non certes que la pourpre ou les baguettes du licteur me séduisent, mais pour être en mesure de mieux servir mes amis et mes proches et tous mes citoyens, et finalement l’humanité entière ; avec une ardeur de novice je m’attache à suivre Zénon, Cléanthe, Chrysippe, dont chacun à vrai dire, n’a pris part aux affaires publiques, mais qui tous y convient leurs disciples » [4]. Epicure a dans Lettre à Ménécée donné les principes élémentaires ou les fondamentaux qu’il importe de s’incorporer et d’appliquer si on veut vivre heureux. La connaissance du contenu du tetrapharmakos est donc ici essentielle.

Sénèque en effet que nous avons utilement choisi, à ce niveau de notre analyse permet de voir que dans la recherche du souverain bien que les stoïciens placent dans la vertu, n’excluent pas la recherche de la richesse et des honneurs. La foule ou la multitude erre au hasard à la recherche du souverain bien, car elle met le bonheur dans la jouissance des désirs vains. C’est pourquoi Sénèque après son retrait du pouvoir est revenu sur certaines vérités épicuriennes, notamment lorsqu’il affirme comme un épicurien que : « nous guérisons pourvu que nous nous séparions de la masse. »[5]. Par conséquent le bonheur n’est pas du côté de l’assentiment de la foule, mais du côté de la voie tracée par le sage, afin de vivre dans la félicité éternelle ; c’est-à-dire vivre comme un dieu parmi les mortels.

Mais Sénèque malgré son adhésion à la philosophie du portique se donne des libertés pour apprécier certains faits de son propre point de vue ; et c’est lorsqu’il opine librement qu’il devient consciemment ou inconsciemment épicurien. Car pendant sa retraite du pouvoir, ses réflexions rejoignent sans coup férir la critique du sage du jardin sur les biens superfétatoires du pouvoir ; car en effet il n’hésite pas à caractériser tous ceux qui courent vers le pouvoir, les richesses, qui flattent le crédit, ou louent l’éloquence, non de ‘‘fous’’, mais d’ennemis, au sens où ils ne sont pas rigoureusement parlant des amis dans ces formes de recherches. L’expérience du pouvoir l’habilite à parler en toute vérité. L’envie des choses vaines, avance-t-il les pousse inéluctablement à être jaloux les uns des autres, d’où tous les assassinats qui ont émaillé son ministère, les délations, etc.

Ainsi lorsqu’Epicure insiste sur la connaissance préalable de la nature (ou de la phusis) afin de dissiper les causes du trouble de l’âme, qui est d’abord la première thérapie de l’âme, avec Sénèque au sortir de cette vie politique, nous sentons du doigt l’importance de connaissance de la physique même dans les propos de ce dernier quand il souligne : « une vie heureuse est celle qui s’accorde avec sa nature, et on ne peut  y parvenir que si l’âme est d’abord saine et en possession perpétuelle de cet état de santé, puis courageuse et énergétique, ensuite admirablement patiente, prête à tout événement, soucieuse sans inquiétude du corps et de ce qui le concerne, industrieuse enfin à se procurer d’autres avantages qui ornent la vie sans en admirer aucun, prête à user des dons de la fortune, non à s’y asservir. »[6]. Cette pensée à la prendre dans chaque interstice ressemble à tout point de vue aux pensées du maître du jardin du premier paragraphe de la Lettre à Ménécée. C’est pourquoi nous pouvons entrevoir subtilement la manière très politicienne par laquelle il procède pour donner son point de vue sur le bonheur sans heurter ni les épicuriens ni les stoïciens, lorsqu’il soutient en effet que : «  qu’est-ce qui empêche en effet de dire que le bonheur, c’est une âme libre, élevée, intrépide, constante, inaccessible à la crainte comme au désir, pour qui le seul bien est la moralité, le seul mal l’avilissement, et le reste un amas de choses incapables d’enlever ou d’ajouter rien au bonheur, allant et venant sans accroître ni diminuer le souverain bien. »[7]. Autrement dit, pour Sénèque le bonheur consiste en cette liberté retrouvée grâce à notre effort personnel de nous détacher des choses qui occasionnent des craintes, des terreurs, mais d’adopter cette indifférence ou impassibilité vis-à-vis des coups du sort. Or Epicure en adoptant un tel Apolitisme conçoit la liberté d’abord comme une possession personnelle ; mais que ce qu’il faut rechercher c’est la liberté intérieure, la paix de l’âme non du côté de la vie politique, mais dans le jardin, la société des amis. Par conséquent, les coups du sort ou le destin n’ont rien à faire dans le cadre du jardin. Les épicuriens par leur vivre caché veulent montrer aux autres écoles qu’ils sont par leur mode de vie parvenus à la vérité d’une existence heureuse, qui est tout le contraire d’une vie voluptueuse telle que présentée par Aristippe et ses disciples (l’école des cyrénaïques). Et à ce niveau Sénèque est très proche d’Epicure lorsqu’il énonce que : « être heureux, c’est avoir un jugement droit (opinion droite, disait Epicure) ; être heureux, c’est se contenter de son sort présent (vivre de ce qu’on a), quel qu’il soit et aimer ce qu’on a ; être heureux, c’est laisser à la raison (discerner) le soin de donner son prix à tout ce qui constitue notre existence. »[8]. Dans Lettre à Ménécée, Epicure disait en substance qu’ : on ne peut pas être heureux ou sage, si on n’est pas juste et honnête, ni être honnête et sage sans être juste. Il suit donc qu’être honnête et juste participent d’un travail de réflexion sur soi-même et sur les choses. Le sage heureux en clair, est celui là qui a compris que le souverain bien ne réside pas dans les voluptés, mais dans la jouissance frugale de ce que la fortune nous a accordée : vivre de peu, et comprendre les limites de la nature, c’est avoir un jugement droit sur les choses qui procurent du plaisir. La phronèsis épicurienne, elle-même participe de cette réflexion. Et cette phronèsis est une praxis de la vertu, et dans le cercle d’Epicure cela s’entend comme : « se conduire en toutes circonstances comme si Epicure te voyait. ». D’un mot, vivre heureux, c’est aussi dans la démarche du jardin, vivre selon la nature, selon la droite raison. La vie heureuse donc est une vie calme et sereine, contrairement à ce que pensent les adversaires du jardin. C’est pourquoi hic nunc, les propos de Sénèque sont fortement élogieuses à l’endroit du maître du jardin lorsqu’il affirme que : « ce n’est pas Epicure qui les pousse (les sots) à la débauche, mais adonnés au vice, ils cachent leur débauche dans le sein de la philosophie, et ils courent à l’envi où ils entendent dire qu’on fait l’éloge de la volupté. »[9]. Autrement dit, pour bien comprendre le sens de la vie bienheureuse chez Epicure, Sénèque à nos yeux a rendu les pendules à l’heure en donnant le sens cohérent et correct de la volupté chez Epicure, car il soutient que : « c’est une volupté sobre et sèche. Comprendre ainsi la volupté, c’est accepter aussi avec Sénèque que « les préceptes d’Epicure sont vénérables, droits, et pour peu qu’on y regarde de près, sévères. »[10].

Il est donc clair que l’Ataraxie épicurienne qui fait fi des biens procurés par la vie politique, n’est pas un leurre. Car en nous inscrivant toujours dans la lucidité de Sénèque, il faut considérer cette Ataraxie comme un moyen de parvenir à la vraie félicité. C’est donc trop se méprendre de sa philosophie du bonheur que de la réduire à une philosophie de la volupté. De fait l’Ataraxie conduite et réalisée dans les conditions préconisées par le sage du jardin, peut royalement conduire à un bonheur total.

L’épicurien, ainsi que nous le constatons, n’est pas authentiquement le disciple d’Horace qui donne tout son assentiment au carpe diem : vivre concrètement l’instant présent sans se soucier de demain : « cueille l’aujourd’hui, sans te fier à demain ». Pour un épicurien authentique cette formule peut être interprétée comme un appel à la volupté, à la jouissance excessive, qui est tout le contraire de la sagesse épicurienne qui prône la mesure. Et à ce niveau également, Sénèque est serein  pour affirmer à l’encontre de cette fausse opinion que : « quiconque appelle bonheur l’absolue oisiveté et les satisfactions alternées de l’estomac et de l’instinct sexuel cherche un bon garant d’une affaire mauvaise. » (Ibid.). Autrement dit, Sénèque ici s’insurge en tant que stoïcien à cette caricature de mauvaise foi, qu’une certaine opinion se fait de la ‘‘secte d’Epicure’’, en la taxant de cercle de perdition. Mais preuve est ainsi donnée que parmi tous les philosophes de l’antiquité,  Epicure est le seul pour lequel les grecs ont érigé une vingtaine de statues pour l’honorer.[11]    

 Toutefois, Sénèque dans ses dialogues tome 2, fait voir nonobstant la critique d’Epicure sur l’ incompatibilité entre Ataraxie et vie politique, que la recherche de l’argent ou de la richesse, qui sont des biens que l’épicurien exhorte de fuir (à voile déployée), n’entame en rien la sérénité du sage stoïcien. Le secret de cette participation ou adhésion à la richesse réside dans l’exercice constant de la vertu. En effet, au milieu de la richesse, il importe de ne pas fléchir, ni se laisser déprimer, mais d’user de tempérance, de discernement. Les richesses de ce point de vue, et surtout l’exercice du pouvoir qui permet son acquisition facile, ne sont pas des obstacles pour la tranquillité de l’âme. C’est pourquoi il peut affirmer ceci : « les richesses donnent au sage la même impression joyeuse qu’au navigateur un vent favorable ou qu’une belle journée, un lieu ensoleillé dans les froids de l’hiver. »[12]. De fait pour Sénèque, la richesse pour un stoïcien n’est pas une chose indifférente, mais il la classe parmi les avantages préférables. Qu’est-ce à dire ?

Pour un stoïcien tel que Sénèque, il estime qu’il ne faut pas être prisonnier ou esclave des richesses, car elles sont justes des choses éphémères, et dans son vocabulaire, ce sont des ‘‘choses qui s’écoulent’’, aussi ne devrions nous pas être tristes ou malheureux à l’idée de les perdre, ou quand elles viendraient à s’épuiser : les richesses d’un mot, font partie des choses qui ne dépendent pas de nous ; raison pour laquelle, pour Sénèque, lorsqu’elles arrivent à finir, « elles n’emporteront qu’elles-mêmes ». Ainsi lorsqu’Epicure condamne la richesse en affirmant que : « aimer l’argent en enfreignant la justice est impie, sans l’enfreindre est laid : car il est malséant d’épargner sordidement, même en respectant la justice. »[13], Sénèque estime pour sa part, qu’une richesse gagnée honnêtement ne nuit pas à l’exercice de la sagesse. C’est pourquoi il peut affirmer : « le sage ne refusera pas les faveurs de la fortune, son patrimoine honnêtement acquis ne lui inspirera ni vanité ni honte. »[14]. En d’autres termes pour Sénèque, la richesse n’est pas un bien, sinon, elle aurait transformé ceux qui les possèdent en gens de biens. Elle est juste utile, et apporte à la vie comme il le souligne « de grandes commodités. ». Ainsi à en croire Sénèque, le sage peut vivre dans le luxe le plus raffiné, sans pour autant l’empêcher d’œuvrer dans la vertu. La richesse dit-on souvent nous écarte de la vertu, aveugle la raison et la conduite. C’est pourquoi, l’exercice de la vertu n’est pas chose aisée ; elle ne se donne pas sans quelques peines. La richesse pour celui qui est faible d’esprit, qui manque de tempérance, peut tomber dans l’illusion que la richesse peut tout. Or justement, pour Sénèque, le sage qui est parvenu à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, s’efforcera dit-il « à s’entraîner surtout à la pauvreté quand il se tient au sein de la richesse. »[15]. Autrement dit, le sage doit s’attendre au revers de la fortune, c’est pourquoi il apprend bien et mieux à se suffire de ce qui est en son pouvoir, s’il veut vivre joyeux.

Il saute donc aux yeux que pour Sénèque, l’activité politique n’est pas séparable de la doctrine stoïcienne, même si par ailleurs, elle a des hauts et des bas, des moments de grandeurs et de déclins. Le stoïcisme l’a aidé seulement a supporté les affres de l’exercice du pouvoir, mais non pas à l’acheminer vers l’Ataraxie : Marc-Aurèle par exemple, après des journées dures de campagnes militaires, dit ne retrouver le repos de l’âme qu’en s’adonnant à la lecture des philosophes et à des méditations personnelles. Or, aussi longtemps qu’il est dans le règne, qu’il assume les destinées de tout un empire, il lui est difficile de rester sans trouble, d’avoir constamment cette sérénité qui est le propre du jardin. Car son quotidien brille par des guerres, des calamités, des révoltes de généraux, d’épidémies, etc. Bref, autant de souffrances (au sens épicurien) pour qui recherche la paix de l’âme.

Pire, lorsqu’on a fait la politique pour être destiné à l’exercice du pouvoir, il est difficile par là encore de se départir des honneurs, de la gloire, et des richesses. Depuis la république de Platon, nous savons qu’il avait rêvé de cette relation harmonieuse du philosophe avec le pouvoir, mais rapport qui est difficile car par essence, dans le pouvoir il est rare de ne pas faire du mal, de l’injustice (cf : l’anneau de Gysés). Bref le sage tout comme l’homme ordinaire n’est pas à l’abri de la corruption du pouvoir, parce que le pouvoir change notre belle nature.

Marc-Aurèle pendant son règne a effectivement essayé d’épandre sa bonté, sa justice, sa sagesse sur son peuple, d’améliorer le sort des esclaves et des gladiateurs, d’être tolérant, pardonneur ; mais devant certaines situations, il est obligé de sévir, de sortir le glaive, d’être comme les autres. La vertu stoïcienne qui dit en effet de respecter tout être comme membre de la cité cosmique, de l’aimer comme son ‘‘ prochain’’, a maille à s’appliquer devant certaines conditions humaines, ou devant certaines décisions juridiques.

Il apparaît dés lors que la sagesse qui se développe dans le cadre strict du pouvoir, n’est pas assimilable à celle qui conduit le sage épicurien retiré de la cité à savourer sa béatitude : « il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage au labeur d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais il est doux de voir quels maux vous épargnent… »[16]. Ceci pour dire avec Epicure que c’est ce rapport aux « maux » qui chiffonne un épicurien, car comment savourer la paix si on est constamment ballotté par les vents (événements) du pouvoir ?

De l’avis de Pierre Grimal, il faut entendre « la sagesse comme une participation à la cité », qui est donc tout le contraire dés lors d’équilibre atteint (catastématékê) par l’épicurien. Il y a visiblement, et la pratique politique de ces figures du stoïcisme, donne raison à Epicure, que l’Ataraxie véritable n’est pas envisageable du côté du pouvoir. L’école stoïcienne laisse certes la voie libre à leurs disciples à exercer le pouvoir, mais aux temps des stoïciens de la première génération curieusement aucun nous semble-t-il n’a franchi le pas ; ils ont théorisé sur des principes qu’ils n’ont pas comme dirait un Bachelardien confirmé l’idée avec l’expérience. Il a fallu l’époque de la Rome pour voir leurs idées transposées réussies mais assorties de lacunes ; car l’exercice de la vertu a été fortement mis à mal par les soubresauts de la vie politique.

 Si dans le De Finibus et dans certains de ses textes, Cicéron s’est toujours âprement pris aux épicuriens pour leur refus strict d’engagement politique, c’est parce que pour un épicurien, les paroles du maître sont sacrées et incarnaient la vérité elle-même (et non la vérité en soi) vis-à-vis des faits, et l’activité politique fait partie de ces réalités qu’il conseille de fuir, si on est partie prenante de sa doctrine du bonheur : le sage ne fait pas la politique. Dans de Amitia, cicérone fait déjà cette remarque à son ami épicurien Atticus.

Et pour Pierre Grimal, si en effet l’Ataraxie est aussi comprise comme ce travail de vie intérieure « ni l’un (Sénèque) ni l’autre (Cicéron) ne se considère en droit de vivre sa vie intérieure à l’écart de la cité. ».

Toutefois, avec Marc-Aurèle il est aisé de sentir, de voir qu’il ne fut pas épris du pouvoir qui lui a été imposé, au rebours d’un Sénèque ou d’un Cicéron, car s’il lui était permis, il aurait mieux laisser le pouvoir à son frère adoptif Lucius Verus ; car ainsi que nous l’avons compris, il fut insensible, en vrai stoïcien, aux séductions du pouvoir et de la volupté. Ce qui le motivait à exercer le pouvoir, c’était le devoir. Avec, Mario Meunier dans  son Marc-Aurèle, Pensées Pour Moi-même, il est aisé de percer son amertume liée à cette tâche qui a pris toute sa vie : « aux soucis inhérents à la charge qu’il assuma sans l’avoir recherchée, mais qu’il remplit en s’y dévouant tout entier et en y apportant toute la confiance d’un chef dont la pensée s’était depuis longtemps nourrie des maximes de toutes les sagesses, vinrent bientôt s’ajouter les tristesses qu’amènent les deuils, les calamités, les épidémies et les guerres. »[17]. C’est donc dire que même dans une optique stoïcienne, la sérénité stricto sensu est difficile avec les affaires publiques. Et Sénèque même le reconnaît implicitement, lorsqu’il affirme cette vérité force : « si ni Cléanthe, ni Chrysippe, ni Zénon n’administrèrent les affaires publiques, c’est qu’ils n’étaient pas nés dans les conditions ni la situation sociale qui permettaient de le faire. »[18]. Cet argument de Sénèque des situations et des conditions n’est pas soutenable à nos yeux, car Sénèque voudrait par cet argument accréditer la thèse de cette participation à la politique, faire la part belle au stoïcisme, et fonder par là la possibilité de l’Ataraxie dans le cadre du pouvoir, alors que les faits même récusent une telle possibilité effective. Autrement dit, c’est seulement à Rome que les conditions, ou mieux les circonstances furent possibles pour adapter le stoïcisme à la politique. Pour Sénèque, nous rapporte Grimal : « le sage dit qu’il faut mépriser ces biens extérieurs (la fortune et les autres avantages) non pour en refuser la possession, mais pour les posséder sans angoisse. »[19]. En d’autres termes pour le stoïcien Sénèque il y a des choses extérieures pour lesquelles le sage peut donner son assentiment, sans qu’elles constituent des entraves pour la santé de l’âme. Plus clairement, en restituant la quintessence de leur doctrine sur les catakonta (les préférables) à laquelle Sénèque est resté peu ou prou fidèle, il y a selon eux des préférables parmi les biens extérieurs ; tels que la richesse ou le pouvoir par exemples qui même par leur jouissance, ne constituent pas des freins dans l’exercice de la vertu. D’un mot,  la vie politique en tant qu’elle est considérée comme un devoir pour le sage, n’est pas incompatible avec la sagesse ou la vertu. Pour le stoïcien souligne Pierre Grimal « la vie, comme la fortune et les honneurs, est un indifférent, aussi ne doit-elle être ni trop aimée ni méprisée. »[20]. Mieux, si nous nous inscrivons dans le style de vie des stoïciens, nous pouvons dire que Sénèque a voulu resté au près du sage stoïcien qui assume ses actes par sa participation au pouvoir, et que les conséquences il n’en est pas maître.

Mais pour un épicurien, nonobstant la grande volonté d’un Sénèque et l’honnêteté d’un Marc-Aurèle d’appliquer les principes sacro-saints de la doctrine du portique, il reste et demeure que le pouvoir est une autre réalité, qui a ses contraintes, ses impératifs qui peuvent souvent contraster avec l’idéal de sérénité du portrait du sage du portique. Car, face à certaines réalités telles que la cruauté de Néron, qui a été l’élève de Sénèque, nous pouvons dire que les préceptes ne furent pas suffisants pour l’empêcher de tomber dans le vice et le crime. Dans l’histoire de la pensée politique, si on veut citer un despote ou un tyran sans scrupule, la figure de Néron apparaît sans conteste : assassin de sa mère, de son frère, de sa sœur, de son épouse, et de ses précepteurs, incendie de Rome. C’était l’homme des forfaits par excellence, nonobstant tout le mal que Sénèque s’est donné pour le rendre vertueux. Et les jugements, ou les portraits sont tristes à son endroit : le poète Martial se demandait « qu’y a-t-il de pire que Néron ? » ; Pline l’ancien le taxait de « fléau du genre humain ».[21] C’est pourquoi nous pensons que face à cet échec de son enseignement, que Sénèque n’a pas hésité à comploter pour le détrôner, acte qui lui a valu justement l’ordre de se donner la mort sur ordre de l’imperator (Néron). Le cas de Sénèque est pour nous la preuve qu’on ne peut pas être tranquille lorsqu’on a les mains souillées par un meurtre. Les auteurs sont d’avis pour avancer qu’il fut cocommanditaire du meurtre d’Agrippine. Pour Paul Veyne cela est sans conteste qu’ : « il passera bientôt pour avoir rédiger de sa main la justification officielle du meurtre d’Agrippine.»[22]. D’un mot pour notre auteur, Sénèque passe pour « ceux qui contredisaient leurs maximes par leur conduite ». Mais pour Sénèque qui ne manque jamais d’arguments pour justifier sa conduite, il estime que ce qu’il a fait vient aussi de la conduite des anciens du portique qui professent des maximes mais ne font pas ce qu’ils disent. C’est pourquoi dans le traité sur la vie heureuse, il reconnaît que : « sa vie n’a pas été conforme à ses idées » (Paul Veyne, op.cit, p15). Sénèque est un représentant infidèle du stoïcisme. C’est en tant qu’il s’est affublé de la toge du stoïcisme qui l’expose aux feux de notre étude. Il est en sus de, le seul représentant du stoïcisme qui fut cumulativement ministre et précepteur d’un empereur, posture qui nous permet d’étayer le bien fondé de l’Apolitisme d’Epicure. Et les faits quotidiens du pouvoir donnent on ne peut plus raison à la retraite du sage du jardin.

Ces deux expériences du stoïcisme au pouvoir donnent raison à Chrysippe qui a affirmé que « la vertu peut se perdre », du fait pensons-nous de l’ivresse du pouvoir. Sauf Marc-Aurèle a suivi le principe Cléanthéen de l’inséparabilité de la possession de la vertu (arêté) et de son usage constant. Si avec Cléanthe et Antisthène il est facile d’accepter de la bouche de Thomas Bénatouil, que le sage combine la ruse d’Ulysse et les murailles de Troie pour dominer tous les événements politiques, moraux, physiques, mentaux et cognitifs », force est de reconnaître aussi que les propos de Chrysippe sont pour un épicurien très estimables, car il reconnaît la limite de l’exercice de la vertu. Pour lui en effet la vertu n’est pas absolument invulnérable ainsi que nous avons essayé de le monter avec Sénèque et Néron. C’est le bon usage de la vertu ou de la phronèsis dirait Epicure, qui a manqué dans l’action politique.

A la vérité donc, le stoïcisme qui prône la participation du citoyen à l’universalité de la cité cosmique, ne saurait accepter ou encourager la guerre de la part de leur disciple. La guerre nous le savons depuis toujours fait partie du pouvoir, c’est un moyen de consolider la puissance d’un Etat. Et d’Alexandre à Néron ce fut la même passion, la même volonté de puissance comme dirait Nietzsche. Partant, la guerre qui est greffée au pouvoir comme une seconde nature, rend antithétique leur doctrine avec l’activité politique. C’est pourquoi ici et maintenant, il est permis de dire que la guerre, en tant qu’elle est une action politique qui doit nécessairement détruire des vies humaines et des Etats est incompatible avec la doctrine du portique. D’où ici la limite, et peut être aussi la très grande clairvoyance des anciens stoïciens qui se sont retenus de participer à la politique.

Toutefois le changement notable de Sénèque qui est intervenu après cette expérience de l’exercice du pouvoir, fut son renoncement à la fortune. Après sa délivrance des tracas du pouvoir il pouvait en toute lucidité affirmer : « cette chose qui enchaîne tant de magistrats, tant de juges, qui fait et les magistrats et les juges, l’argent, depuis qu’elle a commencée à être l’objet d’un culte, la valeur des choses a été oubliée ; tour à tour marchands et marchandises, nous demandons non pas ce qu’est chaque chose mais ce qu’elle coûte. »[23]. Il ressort donc par ces propos de Sénèque, que l’argent est une chose néfaste pour le sage qui s’exercice dans la vertu. Mais ici encore les avis divergent dans le stoïcisme sur sa recherche et sa possession : pour Antipater de Tyr, disciple direct de Panétius, il n’y voyait pas d’inconvénient de rechercher la richesse au même titre que la santé, si chacune d’elles peut utilement concourir au bonheur. Il apparaît donc clair aux yeux, qu’il y a eu une évolution dans l’appréciation de la sagesse ou du bonheur selon les disciples, alors que les disciples du maître du jardin ne se sont pas écartés de la ligne directrice du sage du jardin, ils avaient de la vénération pour Epicure, raison pour laquelle nous retrouvons même en Rome des disciples qui sont restés fidèles à ses principes malgré tous les charmes du pouvoir, Atticus ou Torquatus amis épicuriens de Cicéron ne sont abstenus de  tomber dans les mailles du pouvoir. Il y a concrètement à partir de cette analyse, un divorce dans les diverses façons de concevoir le souverain bien. Marc-Aurèle seul à notre connaissance est resté rigide par rapport à la ligne tracée par les  anciens stoïciens. Mais pour les stoïciens ambitieux, l’activité politique, ou plus exactement la vie politique exige, pour le standing d’une personnalité aussi influente que Sénèque, de disposer d’une fortune ; car les talents oratoires ou la vertu ne suffisent pas, la réalité politique elle-même récuse naturellement l’application de l’austérité stoïcienne : il fallait surtout faire montre de beaucoup de largesses (de munificence) aux foules, être généreux. Hier comme aujourd’hui, on ne peut pas se prétendre homme politique et aller vers le peuple les mains vides. Il faut donner à tour de bras, pour s’attirer une certaine admiration, pour soigner comme on dit aujourd’hui son image de marque. Sénèque fort heureusement a compris même si cela fut tard, que l’argent, sa possession peut être dangereuse pour la paix de l’âme, raison pour laquelle il s’en est détaché afin de se consacrer à la méditation, à la philosophie.

Il fallait « jeter la coupe » comme  disait Diogène le Sinope et boire avec ses mains, si on veut être heureux. C’est pourquoi, dans le traité de la Vita Beata (Dialogues) il reconnaît que : « peut-être ne suis-je pas encore totalement délivré, en esprit, de toute attache envers mes biens, qui sont, j’en conviens, immenses, mais j’en ai conçu la possibilité et l’espoir, et cela m’apporte, dés maintenant, la faculté d’utiliser ces biens qui m’entourent en toute indépendance, par rapport à moi-même. Cette liberté me permet, à la fois de donner et de ne pas gaspiller _n’éprouvant pour ce que je possède ni amours déraisonnable, ni haine, je suis vraiment libre, je puis user, à leur égard, de mon jugement, avec une totale sérénité. »[24]. Il ressort donc que le principe de détachement est impératif, si un stoïcien veut concilier exercice du pouvoir et recherche de la paix de l’âme ; et surtout s’il veut bien finir sa vie sans être assassiné ou condamné à se donner la mort. La tranquillité ainsi qu’il ressort chez Sénèque, n’est possible que par le retrait du pouvoir ; et pour son cas, à la campagne. Pour Paul Veyne en effet, le mot « tranquillité » est propre aux dieux, à leur existence. Epicure l’a compris bien avant les stoïciens, c’est pourquoi il se permet de se moquer de leurs souffrances. Pour lui en effet le philosophe doit être en harmonie avec ses principes s’il veut atteindre ce niveau des dieux bienheureux.

Il suit donc que cette expérience de Sénèque au pouvoir, est une belle traduction pour nous de la limite de la compatibilité de l’Ataraxie avec le pouvoir. Et à ce niveau justement Grimal est d’avis pour souligner que : « en la personne de Néron, ce sont les idées stoïciennes qui ont été portées au pouvoir. »[25]. Plus clairement par ce rapport au pouvoir, la doctrine du portique a montré ses limites ; mieux nous dirons qu’aussi longtemps que le sage stoïcien est dans les catakonta, pour un épicurien, il est loin de la vraie sagesse, plus exactement il n’est pas encore accompli. Aussi dans l’optique du jardin il faut toujours se réjouir grandement du sage qui est parvenu à s’éloigner de la prison des affaires quotidiennes. Sénèque a profondément lu Epicure, c’est pourquoi dans l’œuvre de Grimal il le cite en premier, avant les stoïciens comme Hecaton de Rhodes et les anciens. Mais les maux et les menaces qu’il a dus affronter pendant tout son ministère, l’ont incidemment rapproché d’Epicure, de son désengagement politique, d’où tout le sens de cette pensée qui prouve si besoin est, que Sénèque a regretté cette participation au pouvoir, c’est pourquoi il avance merveilleusement : « le (sage) évite un pouvoir qui est appelé à lui nuire, mais en prenant garde avant tout, de montrer qu’il cherche à l’éviter ; une part de sa sécurité réside en effet aussi dans le fait de ne pas la rechercher en le proclamant, parce que quiconque fuit condamne. »[26]. Autrement dit, pour nous Sénèque, et à travers lui une certaine tendance stoïcienne, reconnaît en fait que la sécurité véritable : c’est le ‘‘vivre caché’’ des épicuriens. Et la Maxime Capitale XVI est là pour attester de manière éloquente à l’encontre de l’incompatibilité manifeste entre Ataraxie et politique, car pour le sage du jardin, la politique ainsi qu’il l’a toujours réitérée à ses détracteurs est souffrance (pathos) ; c’est pourquoi il peut affirmer : « celui qui connaît les limites de la nature sait qu’il est facile de se procurer ce qui supprime la douleur due au besoin et qui rend la vie tout entière parfaite ; de sorte qu’il n’a en rien besoin, en outre, des choses qui comportent la lutte (agôn) .»[27]. En d’autres termes, une doctrine de la sagesse et du bonheur qui laisse la porte ouverte à la recherche des biens ou des désirs vains, est loin aux yeux d’Epicure de la sérénité, car il serait très difficile sauf cas rarissime, aux disciples de s’appliquer vertueusement. C’est pourquoi à l’endroit de certains stoïciens qui ne voient pas d’inconvénient à lier Ataraxie et politique, ou sagesse et richesse, Epicure affirme : « une vie libre ne peut pas acquérir de grandes richesses, parce que la chose n’est pas facile sans se faire le serviteur des assemblées populaires ou des monarques, mais elle possède tout dans une abondance incessante ; et s’il lui arrive de disposer de grandes richesses, facilement aussi elle les distribue, en vue de la bienveillance du voisin. »[28]. Plus clairement pour Epicure, si on veut être fidèle au portrait du sage, dans les deux cas de figures, l’argent pour celui qui vise la paix de l’âme (la summa pax) est une régression vers la recherche de la félicité, car du point de vue éthique, l’argent ne constitue pas un bien, ne correspond à aucun plaisir recherché par l’âme. Certes il y a une austérité établie par l’ancien stoïcisme, mais pour le stoïcisme impérial, le bonheur n’est pas envisageable, même de façon factice sans la fortune ou la richesse ; d’où leur collaboration, ou leur participation au pouvoir qu’il soit impérial ou dictatorial. En partant même de la lettre à Lucilius, il est loisible de voir l’empreinte d’Epicure dans sa nouvelle conversion ; car c’est au sortir de l’activité politique, de cette déroutante, traversée de souffrances multiformes, qu’il lui fut possible de donner des conseils à Lucilius. C’est donc dire que le sage qui s’implique dans l’activité politique risque de ressortir souillé, d’où la nécessité de se purifier au moyen de l’étude ou de la philosophie qui est cette thérapie de l’âme. Et Sénèque lui-même reconnaît que c’est le retour à la philosophie qui lui a permis de s’arracher doucement des « choses sordides » (primo discedemus a sordidis).

Il résulte de ce qui suit, que l’expérience des affaires ‘‘sordides’’ du pouvoir a finalement rapproché épicurien et stoïcien, qu’il y a exactement convergence de point de vue, que le bonheur ne se réduit à une vie adonner au pouvoir et à ses avantages, mais qu’il consiste principiellement à une connaissance des vérités cosmiques ainsi que le sage l’a exposée dans ses Lettres. Les anciens stoïciens eux-mêmes de la bouche de Pierre Aubenque et de Jean Marie André, ne cachent pas absolument leur apolitisme lorsqu’ils assument leur Otium (loisir) : « se tenir en lieu sûr, se consacrer, dés l’abord, à l’étude de la sagesse, et traverser la vie dans un loisir innocent, en cultivant les vertus dont la pratique est permise même au sein de la plus absolue quiétude. »[29].  Sénèque à nos yeux ne fait que reprendre les vérités du maître du jardin lorsqu’il affirme que : « la connaissance des vérités cosmiques purifiera l’esprit, sera pour lui comme une propédeutique qui lui conférera une puissance de pénétration accrue. Voyant clair dans l’univers, il verra en lui-même et dissipera une fois pour toute, tous les sophismes qui nous permettent, tout en condamnant nos erreurs, d’y demeurer attachés. »[30]. Autrement dit, cette connaissance de l’univers par le biais de la méditation, fut assortie des conseils (parainesis) à l’endroit de Lucilius et de Paulinus à fuir les affaires administratives. Nous retrouvons ici les paroles d’Epicure qui s’adressait à Hérodote, Pythoclès, Ménécée : mêmes exhortations. Mais comment Epicure cet autodidacte qui n’a jamais exercé le pouvoir est arrivé avant tous les autres à cette vérité importante en politique, c’est-à-dire la ‘‘sordité’’ des affaires politiques ?

Au sens moderne du terme nous pouvons aisément dire qu’il a eu plus de bon sens que les autres, mais qu’au sens antique du mot, il a exercé mieux que les autres sa phronèsis, pour prendre très tôt ses distances d’avec la politique. Et ses aphorismes sont les preuves pour nous qu’il a longuement mûri cette réflexion sur la politique, sur le phénomène politique pour tout dire. Mieux, nous dirons qu’il fut un fin observateur, un sociologue au sens exact du terme, qui a diagnostiqué toute cette réalité des grecs depuis les anciens jusqu’à son époque dont il fut le témoin vivant et éloquent. En refusant, voire en interdisant à ses disciples l’exercice du pouvoir, il a été un visionnaire, c’est pourquoi il n’est pas exagéré que certains auteurs le taxent de « prophète » ou de « gourou » ; mais pour nous, il a eu la lumière (aufklarung) juste pour épargner à ses disciples les misères du pouvoir. Et Mythrès ami du jardin, qui après son échec politique est revenu vivre avec ses amis du jardin, corrobore bien ce « bon sens » du maître du jardin. C’est pourquoi pour Epicure, la sagesse stoïcienne ne peut se réaliser que par cette connaissance de la physique (phusis). Si même dans les deux écoles la connaissance de la politique n’apparaît pas dans la tripartition de la philosophie, c’est parce que nous estimons au regard de tout ce que nous avons montré plus haut, que la politique n’est pas une connaissance stable, c’est un monde agité comme les « vents de la vaste mer », où tout change, sujet à la corruption, à la violence, aux vices. Elle n’est donc pas le lieu idéal pour l’exercice de la vertu. Elle ne conduit pas à la sagesse. La meilleure des preuves est la retraite de Sénèque. Car si on veut ici rester fidèle à l’idéal du sage du portique, le sage est celui qui est arrivé à se détacher des choses du monde, qui est en surplomb sur le monde. D’un mot prendre congé avec la politique, c’est revenir à la nature, à la phusis. Car, le retour à la nature, c’est le retour au dieu ; et dans le sillage d’Epicure c’est atteindre la félicité du Makarios (le dieu bienheureux).

De ce qui précède il est permis de dire que le dieu épicurien ne s’occupe pas de politique, car il est déjà heureux dans son monde, voilà pourquoi l’épicurien doit tendre par son activité philosophique, à atteindre son modèle. Pour Epicure, la vie des dieux qu’il pose par analogie à notre vie est celle qu’il  faut rechercher, car, elle est le paradigme de la belle vie, de l’Ataraxie. C’est pourquoi, toute la phronèsis qu’il va enseigner dans le jardin avait pour but de réaliser l’identification avec le Makarios. Autrement dit la meilleure des richesses est d’aspirer à cette vie, c’est pourquoi, il importe de vivre de peu, de s’alléger comme l’a compris Sénèque, des richesses, de sa carrière politique, pour s’occuper de la sapientia. De ce point de vue, la mort de Sénèque à la différence de celle de Marc-Aurèle qui est mort de maladie et pendant une campagne au service de l’empire, est grande de signification pour un épicurien. Car, entre la théorie et la pratique, la réalité est d’un  tout autre ordre. Nous n’avons pas le droit d’accuser le destin (heimarméné) dans la fin tragique de Sénèque, qui croyait bien remplir son destin ou sa vocation, mais c’est l’illustration évidente que le stoïcisme de cette période a échoué à réaliser la compatibilité entre Ataraxie et politique. C’est pourquoi nous souscrivons aux propos de Pierre Grimal qui avance que : « mais jamais non plus la réalisation de cette destinée ne s’est trouvée en conflit avec ses convictions stoïciennes et n’a contredit les démarches de sa pensée théorique. »[31]. De fait, malgré tous les efforts de Sénèque pour apporter des solutions stoïciennes aux situations cocasses que rencontrait Néron, force est de reconnaître, que dans l’effectuation de la sapientia, l’espace est fort réduit pour s’y attacher sainement. Lui-même reconnaît dans la lettre à Lucilius, que c’est durant sa retraite qu’il a pu savourer cette félicité qui est liée à l’étude, car cette réconciliation avec lui-même, lui fait découvrir son propre sentiment de plénitude et de sérénité. D’un mot, il fait montre d’une grande flexibilité dans sa conception du stoïcisme, afin d’établir contrairement au stoïcisme orthodoxe, l’accessibilité de la vertu. Néron ne fut pas un bon élève stoïcien, car il ne s’est pas conformé à l’enseignement ni de Sénèque, a fortiori de l’ancien Zénon qui disait : « vivre d’une manière cohérente, c’est-à-dire selon une règle de vie une et harmonieuse, car ceux qui vivent dans l’incohérence sont malheureux. »[32]. Mais de Zénon à Chrysippe, faut-il parler véritablement d’un Apolitisme ?

Zénon sur invitation du roi Antigone Gonatas, déclina son offre de venir dans son palais enseigner la philosophie stoïcienne et parallèlement occuper un poste politique. Il choisit probablement au nom de la sacralité de l’Otium, d’envoyer deux disciples auprès du roi Gonatas de Macédoine. Par ce refus n’entre-t-il pas en contradiction avec un de ses dogmes qui disait : « le sage s’engagera dans les affaires publiques, à moins que quelque chose ne l’empêche ». La raison du refus pour Jean Hurtado est vraiment dérisoire, car Zénon estimait être trop âgé pour cette mission. Pour nous cette attitude manifeste bien un choix apolitique. Par contre, Chrysippe lui de la bouche de Valéry Laurand ne cache pas les raisons de sa non participation aux affaires publiques : « pour la raison suivante : si l’on administre (politeuetai) les choses de mauvaise qualité, on sera désagréable aux dieux ; si l’on administre les choses de bonne qualité, on sera désagréable aux citoyens. »[33]. Nous voyons bien qu’à la base de leurs dogmes, il y a implicitement cette abstinence (hésitation mêlée de renoncement) à l’action politique. Attitude qui peut se comprendre relativement à leur époque des rivalités entre les Généraux d’Alexandre le Grand. Plus exactement dans les propos de Chrysippe, il est aisé de comprendre qu’une bonne administration (de qualité) est incompatible, voire difficile à assumer avec une grande majorité d’individus qu’ils (les stoïciens) appellent les « insensés ». Autrement dit pour les stoïciens ainsi que nous le laisse entrevoir Valéry Laurand : « la participation, la vraie, ne peut être que participation à la cité des sages et des dieux. » (op.cit, p6). Plus fondamentalement ajoute-t-elle : « le sage (asteios) participant à la vie politique du cosmos, à ce titre parfait citoyen, participera également à la vie politique de sa cité. »[34]. Finalement dans  leur théorie de l’action politique, il sourd bien entre eux une attitude mitigée vis-à-vis de l’implication politique. C’est pourquoi Plutarque n’hésita pas à leur faire la critique suivante par la bouche de Valéry Laurand, car ils mettent aussi : « un soin tout à fait particulier à s’en affranchir. » (ibid.). D’où tout naturellement la remarque mordante de Plutarque : de tels philosophes ne sont pas  conformes à leur vie et leurs propres dogmes : « étant donné qu’il se trouve que beaucoup de choses ont été écrites par Zénon lui-même_ compte tenu de la faible étendue de son œuvre_ beaucoup aussi par Cléanthe, et encore une quantité par Chrysippe, sur la vie politique (peri politeias), la situation de gouverné et de gouvernant (archestai kai archein), l’exercice de la justice, l’art oratoire, alors qu’on ne relève dans la vie d’aucun d’eux aucune activité de chef militaire ni de législateur, pas d’intervention non plus devant une assemblée délibérante, pas de plaidoyer devant les tribunaux, pas de campagne militaire pour la défense de la patrie, pas d’ambassade, pas de contribution volontaire, tandis que leur vie entière, qui n’a pas été brève, mais fort longue, s’est passée en terre étrangère, à savourer, tel fruit de quelque lotus un loisir consacré aux discours, aux livres et aux déambulations philosophiques, l’évidence ne nous fait défaut pour constater qu’ils ont vécu en accord (homologoumenôs) avec les écrits et les discours d’autres gens plutôt qu’avec les leurs propres. »[35].  A la vérité, à bien suivre le Sénèque De Otio, les anciens stoïciens fuient la vie politique, car ils sont convaincus que la société étant composée de cette foule d’ignorants et d’insensés qui sont éloignés du chemin de la vertu, la résultante d’une telle composition ne peut produire, occasionner que le développement de tous les vices possibles. C’est tenant compte de cette réalité, que la retraite devient immanquablement tout comme chez Epicure, la voie royale pour l’ataraxie. Sénèque en l’occurrence après son retrait politique, a eu l’occasion de savourer ce délice du retrait dans la campagne, du « souci de soi » comme dirait Michel Foucault. Retraite qui permet de se cuirasser contre les vices de la foule. Par cette démarche, il est sans conteste que les stoïciens ont beau critiqué les épicuriens pour leur non participation à la vie publique, ils s’inscrivent sans le vouloir dans le même retrait du jardin.

Toutefois, si le stoïcisme professe l’engagement politique et le souci de l’autre, et surtout de faire de l’engagement politique un devoir,  pour nous, à partir de tout ce qui suit, Marc-Aurèle en effet apparaît comme l’incarnation, la figure emblématique de la belle politique stoïcienne ; car toute sa vie a été consacrée au salut de l’empire et au bonheur des hommes. A la différence de Sénèque, il était beaucoup plus armé spirituellement pour faire face aux « séductions et aux voluptés » que permettaient de satisfaire sa fonction d’empereur. Ainsi par cette intériorisation ferme de la sagesse stoïcienne, il a pu faire face aux moments de tristesses et de peines inhérentes aux charges d’un empereur. Mais au-delà des vicissitudes du pouvoir, Marc-Aurèle a montré qu’il était possible d’arrimer sagesse, tranquillité de l’âme et pouvoir.

Ces deux  expériences de gestions du pouvoir par des stoïciens, nous a donné deux états de faits diamétralement opposés. Mais, l’un dans l’autre, il est visible que nos deux philosophes stoïciens sont restés fidèles à cette recherche de la plenus (de la félicité), ou de la tranquillité de l’âme qui est au cœur de leur doctrine du bonheur. Comme Epicure, ils sont contre la guerre ; c’est pourquoi Marc-Aurèle à l’article de la mort disait en effet que : « tant est chose malheureuse que de faire la guerre. »[36]. Pour Mario Meunier, malgré les dures campagnes qu’il a menées, il a pu se ménager des moments de solitudes et de méditations. C’est pourquoi dans Pensées Pour Moi-même, il peut souligner : « tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et plus calme retraite que dans son âme, surtout s’il possède, en  son for intérieur, ces notions sur lesquelles il suffit de se pencher pour acquérir aussitôt une quiétude absolue, et par quiétude, je n’entends rien autre qu’un ordre parfait. »[37]. Autrement dit, il est permis de dire que Marc-Aurèle a réussi à adhérer ou à accorder avec ses activités ce principe qu’Epictète aime bien employer « les choses qui dépendent de nous, et celles qui ne dépendent pas de nous ». Par conséquent face à l’adversité des événements, la méditation a été son bouclier. Il a pour tout dire protégé son âme de tout ressentiment, de tout trouble.

Toutefois, pour Epicure dans Lettre à Ménécée, établit bien que pour être sans trouble, il fallait s’incorporer ses « épitomés » (résumés) et les méditer « jour et nuit ». Marc-Aurèle visiblement n’a pas dérogé à cette règle chère aux deux écoles, qui les préservent des troubles de l’âme.

A terme, nous avons comme l’impression que les représentants de l’ancien  stoïcisme avaient eu des réserves, tout en liant leur enseignement à la vie politique. Ils n’ont pas à nos yeux calculé, pensé les conséquences d’une participation au pouvoir. Ils auraient dû eux-mêmes en tant que théoriciens passer à l’action, à l’expérience afin de donner des paranaisis (conseils) aux disciples sur les limites d’une telle participation qui peut entamer l’exercice de la vertu. C’est peut être à cause de cette ‘‘ bavure philosophique’’ que les épicuriens disaient qu’il n’y a eu aucun sage parmi eux. Platon lui-même dans la République a juste esquissé cette possibilité du sage ou du philosophe-roi uniquement dans une cité politique. Le mythe aussi de l’anneau de Gygès est un exemple pour décourager le sage qui tenterait l’aventure du pouvoir. Le « flatteur de Denys » apparemment n’a pas respecté la morale de son mythe.

Sénèque pour nous par ses lectures sur la philosophie d’Epicure a retrouvé la lumière qui lui a permis de se décrocher à temps du pouvoir pour savourer une nouvelle félicité. Par ailleurs, la vie même de Marc-Aurèle, toujours confrontée à des situations extrêmes : épidémies, guerres, révoltes, traduit bien au-delà de l’éloge que certains font de sa personnalité, cette misère de l’activité politique.

L’Ataraxie épicurienne, dés lors, et au rebours de ce que ces deux représentants nous ont montré, s’en distingue qualitativement, car si nous souscrivons à la pensée de Jean François Balaude, l’Ataraxie n’est pas un état définitif du bonheur épicurien ; mais elle est la preuve que l’accessibilité ou l’effectivité est possible quand nous éliminons toutes les formes de souffrance tant du corps que de l’âme. Et c’est dans ce sens que peut se comprendre ce passage de la Lettre à Ménécée : « il faut en effet savoir rapporter tout choix et tout refus à la santé du corps et à l’Ataraxie, puisque telle est la fin de la vie bienheureuse. »[38]. C’est  aussi dans cette approche qu’il faut comprendre, que dans le cadre de sa théorie du bonheur, le premier bien (agathon) de toute action est le plaisir, d’où ici toute la différence avec le bonheur stoïcien qui conduit à un état d’insensibilité ou d’impassibilité.

Il apparaît donc que le sage épicurien, sans s’échiner à faire la politique, montre la voie royale qui permet d’avoir la plus grande et la plus belle des richesses, qui consiste à revenir à la droite philosophie. Ainsi, lorsque le stoïcien s’engage dans la politique, pour l’épicurien ce n’est pas pour expérimenter la ‘‘rigosité’’ de leur doctrine ; mais c’est parce que pour l’épicurien l’argument des préférables ou des indifférents qu’ils présentent, n’est pas suffisamment reconnu comme un mal réel. C’est pourquoi, à notre sens, Epicure dés le tetrapharmakos souligne bien à leur intention que : « le bien est facile à obtenir », qui consiste à fuir la « prison des affaires quotidiennes… », c’est-à-dire à vivre caché. Pour tout dire, pour Epicure la philosophie est une activité (energeia), c’est-à-dire un mode de vie, et comme tel n’est pas sans fruits, car elle conduit réellement à la santé de l’âme. C’est pourquoi à ce niveau Jean François Balaude nous rapporte très bellement cette pensée de Diogène d’OEnoanda, disciple d’Epicure qui affirme que : « cette fin, ce n’est ni la richesse qui peut la fournir, ni la renommée politique, ni la royauté, ni la vie raffinée et les richesses de la table, ni les plaisirs sexuels choisis, ni rien d’autre, mais c’est la philosophie. »[39].

Par cette modeste comparaison, nous n’avons pas eu l’intention de réduire le stoïcisme à une philosophie légère. Nous sommes mêmes en revanche un sympathisant de leur doctrine. Tout comme Sénèque le fut pour Epicure. Nous avons essayé à notre modeste niveau, une certaine exégète de leur doctrine sur le plan politique pour entrevoir jusqu’où peut résister leurs principes. Nous avons pu ‘‘percer’’ sans prétention aucune, à travers les expériences de Sénèque, de Néron, et de Marc-Aurèle au pouvoir la grandeur, c’est-à-dire la vérité « du discours et sa force » mais aussi sa limite. Nous utilisons cette expression au sens exact où Voelke l’a empruntée à Sylvie Bonzon, qui signifie : « son pouvoir d’agir » ou son pouvoir d’intéresser la raison comme dirait Kant dans les Prolégomènes.

Chez Epicure et chez les épicuriens, il y a une permanence des principes, et une adhésion presque religieuse à la doctrine ; alors que dans le cas de Sénèque ou de Néron, il est aisé de percevoir que l’exercice du pouvoir de temps à autre a fragilisé l’adhésion totale au rigorisme de la doctrine. Sénèque lui-même se fie souvent à sa propre opinion, même si nous pouvons légèrement accepter avec Pierre Hadot que Sénèque n’est pas un épicurien tardif. C’est pourquoi, si nous devons nous en tenir à son Apolitisme strict, la solution au problème de la politique, c’est de guérir d’elle, de prendre congé d’elle. Car si la politique est souffrance, maladie, le remède (pharmakon), c’est la philosophie. C’est pourquoi en politique comme ailleurs, la connaissance du tétrapharmakos est indispensable. A ce propos les mots de Diogène  sont assez élogieux quand il dit : « Epicure a découvert tous les remèdes qui conduisent à l’Ataraxie, en l’occurrence les désirs outrepassant les limites naturelles. Ainsi quiconque est informé dés le départ des bienfaits de ces pharmakos sur l’âme et le corps, sera intrépide face à l’avenir. Le pharmakon au sens antique du terme, est le poison (médicament) qui guéri ou qui immunise contre quelque chose, donc ici : la politique. De fait, ses pensées du droit qu’il braque vers les ambitieux du pouvoir ou les philosophes qui s’occupent de pouvoir, sont de ce point de vue légitimes car en effet dit-il : « est vide le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine. De même en effet qu’une médecine qui ne chasse pas les maladies du corps n’est d’aucune utilité, de même aussi une philosophie, si elle ne chasse pas l’affection de l’âme. »[40]. Autrement dit, si nous devrions appliquer les termes kenos (vides) ou faux, au stoïcisme, nous dirons que par leur participation ou engagement à l’exercice du pouvoir, ils apparaissent comme de faux médecins, qui par leurs discours ne traitent, ou ne prémunissent pas contre toutes les affections. Dans sa canonique en effet, l’affection est un des critères de la vérité, car l’affection comme la sensation se rapporte à leurs objets. Par l’affection, nous avons deux objets qui interviennent : le plaisir et la douleur. Le plaisir est le critère du bien, et la douleur celui du mal. Et celui qui use de sa raison vigilante, doit savoir discerner ce qu’il faut rechercher et ce qu’il faut fuir. Or pour celui qui cherche les biens du pouvoir, il est fort difficile pour lui de dissocier ces deux critiques. C’est pourquoi les épicuriens taxent leurs enseignements de non thérapeutiques ; car à leurs yeux, il n’y a aucun plaisir à s’occuper des affaires politiques. Ainsi dans un passage de Voelke rapportant les pensées de Cicéron il souligne : « s’ils (les stoïciens) rapportent tout à la beauté morale et nient que le plaisir lui soit inhérent, ils résonnent d’une voix vide »[41]. Mais, c’est avec Philodème que nous retrouvons avec plus de luminosité cette remarque, car il attaque à la fois l’homme politique et l’orateur qui n’ont pas suffisamment saisi (catalepsis) la prénotion de l’utile, qui est ici le bien qui procure le plaisir stable (stathêi), c’est pourquoi il peut affirmer : « comment un homme politique et un orateur entreprendraient-ils de chercher ce qui peut entraîner la persuasion en partant de ce qui est par nature utile ? Ils s’appliquent en effet à des discours tels qu’en ferait un sophiste, pour qui il ne se trouve aucun objet sous-jacent qu’il ne comprenne ; c’est pourquoi de tous les discours ceux-la sont les plus vides. »[42].

C’est donc dire que c’est une présomption (oiêsis) que de vouloir réaliser la paix de l’âme en parallèle avec les activités politiques. Si Marc-Aurèle l’a fait, il n’a retiré aucun plaisir. Car comme le souligne si bien un passage de la Lettre à Hérodote, Epicure rappelle bien que : « notre vie n’a pas besoin de la déraison et de l’opinion vide, mais de se dérouler à l’abri des troubles (athorubôs) »[43].

Toutefois, si nous nous en tenons aux propos de Marc-Aurèle,  ses  propres méditations permettent d’excuser, ou de comprendre ce qui est arrivé à Sénèque, et le changement de Néron, quand il professe ce qui suit : « accueille aussi avec autant d’empressement  tout ce qui t’arrive, même si tu le trouves trop dur, dans la pensée que tu travailles à la santé du monde,  à la bonne marche et au bonheur de Zeus. »[44], ou lorsqu’il souligne : «quelqu’un pèche-t-il ? Il pèche contre lui-même. Quelque chose t’est-il arrivé ? C’est bien, tout ce qui arrive t’était destiné dés l’origine, par l’ordre de l’ensemble, et y était tissé. »[45]. Pour un épicurien, il sourd bien que leur doctrine est paradoxale, car elle conçoit tant le bien que le mal comme concourrant à la santé du monde.

A terme, « le joyau étincelant » de toute cette comparaison, c’est de faire voir que la doctrine de leur santé de l’âme est bancale car, Sénèque face au décret de Néron de se donner la mort, n’a pas hésité un moment à prendre le large pour sauver sa vie. Mais comme ils le disent dans leur vocabulaire, le destin a décidé autrement car le jour où, il voulait mettre les voiles,  le mauvais temps l’a empêché d’avoir un bateau. Aristote en son temps n’ pas hésité un seul instant de quitter son royal disciple, lorsque ce dernier fit mourir son ami Callisthène. Avec beaucoup de courage et de droiture, il a quitté la cruauté du prince. La cruauté, les assassinats ne constituent pas des indifférents pour une philosophie qui se prétend humaniste.

 C’est dire donc qu’il n’est pas facile d’assumer, d’aimer tout ce qui nous arrive comme le pense Marc-Aurèle. La tentative de fuite avortée de Sénèque est la preuve si besoin est, qu’il eut des cas de désertions (apostasis) dans l’application stricte de principes. Et une pensée justement de Marc-Aurèle corrobore notre analyse quand il souligne : « l’âme de l’homme se fait surtout injure, lorsqu’elle devient, autant qu’il dépend d’elle, une tumeur et comme un abcès du monde. S’irriter contre quelque événement que ce soit, est se développer en dehors de la nature, en qui sont contenues, en tant que parties, les natures de chacun de tout le reste des êtres ».[46] Ainsi lorsqu’un épicurien souffre de voir leur souffrance, accablés par les tracas de la vie politique, les stoïciens, notamment avec la voie tracée par Marc-Aurèle acceptent de dire : « aime le lot qui t’est attribué : en effet la nature te l’apportait, comme elle t’apportait à lui. »[47] Pour Pierre Hadot, les stoïciens pratiquaient des praemeditatio, ces formes d’exercices spirituels d’anticipations aux « maux », aux « événements », d’un mot ce sont des exercices spirituels qui consistaient à se représenter par avance les difficultés, les revers de la fortune, les souffrances et la mort. Si Marc-Aurèle a pu les appliquer pendant tout le temps qu’il était aux commandes de l’empire, Sénèque pensons-nous a dérogé à cette pratique, d’où ses craintes perpétuelles devant la mauvaise transformation spirituelle de Néron. Il devrait s’attendre aux conséquences de cette formation, et assumer ce qui devait advenir. C’est pourquoi Marc-Aurèle pouvait justement dire : « à tout moment, songe avec gravité, en romain et en mâle, à faire ce que tu as en main, avec une stricte et simple dignité, avec amour, indépendance et justice, et à donner congé à toutes les autres pensées. Tu le leur donneras, si tu accomplis chaque action comme étant la dernière de ta vie, la tenant à l’écart de toute  irréflexion, de toute aversion passionnée qui t’arracherait à l’empire de la raison, de toute feinte, de tout égoïsme et de tout ressentiment à l’égard du destin. Tu vois combien sont peu nombreux les préceptes dont il faut se rendre maître pour pouvoir vivre d’une vie paisible et passe dans la crainte des dieux, car les dieux ne réclameront rien de plus à qui les observe. »[48]. Cependant Marc-Aurèle nonobstant son rigorisme stoïcien avait souligne Pierre Hadot dans son intéressant ouvrage la Citadelle intérieure, des moments d’effondrements dus aux charges, d’où son recours à l’opium souffrance pour supporter certaines situations. Pierre Hadot nous rapporte que l’empereur tenait malgré lui cette réflexion : « comment ne pas être envahi par le souci et même par la colère, lorsque ceux avec qui je collabore entravent mon action ou lorsque le destin, par la peste, la guerre, les tremblements de terre, les inondations, m’empêche de faire le bonheur de l’empire. »[49].

C’est donc deux systèmes de pensées et d’eudémonisme, qui conçoivent la philosophie comme une thérapie, avec chacun des degrés de posologies différentes : car en effet, la santé de l’âme ne saurait se concevoir sans la disposition intérieure d’une âme vertueuse et sage, éclairée par la philosophie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] (José Kany-Turpin, Lucrèce, De la nature, éd. Aubier, p9-10, 1993)

[2]  (José Kany-Turpin, Op.Cit, Chant III, 62-63-65-73, p185)

[3]  (Sénèque, Dialogues tome 2, de la vie heureuse et de la brièveté de la vie, éd. Les Belles Lettres, textes établis par A. Bourgery, p.I-1)

[4] (in Histoire de la philosophie Politique, la Liberté des anciens, Tome1, sous la direction d’Alain Renaut, éd. Calmann-Lévy, 1999, p48)

[5] (Ibid.)

[6] (Sénèque, Op.Cit, II-4)

[7] (Op.Cit, IV-3)

[8] (Op.Cit, VI-2)

[9] (Op.Cit, XIII-1)

[10] (Ibid.)

[11] (Diogène Laerce, Tome 2, Op.Cit, p217)

[12] (Sénèque, Dialogues tome2, XXI-4)

[13] (Marcel Conche, Sentence 43, Op.Cit, p259)

[14] (Op.Cit, XXII-3)

[15] (Op.Cit, XXVI-1)

[16]  (Lucrèce, De la nature, livre II, vers 1à 19.)

[17]  (Mario Meunier, Marc-Aurèle, Pensées Pour Moi-même, éd. Flammarion, p15, 1964)

[18] (Pierre Grimal, Op.Cit, p15.)

[19] (Op.Cit, p19)

[20] (Op.Cit, p148)

[21]  (Guy Achard, que sais-je ? Néron, éd. Puf, p3, 1995).

[22] (Sénèque : de la tranquillité de l’âme, précédé d’un essai de Paul Veyne, trad. du latin par Colette Lazam, petite bibliothèque rivages, 1988, p11)

[23] (Op.Cit, p168)

[24]  (Op.Cit, p178)

[25]  (Op.Cit, p207)

[26] (P Grimal, Op.Cit, p214)

[27]  (Marcel Conche, Op.Cit, p237)

[28]  (Marcel Conche, Op.Cit, Sentence 67, p265)

[29] (Sénèque, par Pierre Aubenque et Jean Marie André, éd. Seghers, 1964, p122)

[30] (Pierre Grimal, Op.Cit, p215)

[31] (Op.Cit, p240)

[32] (Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? éd. Gallimard, p199, 1995)

[33] (Valéry Laurand : La Politique Stoïcienne, Philosophies-Puf, 2005, p5)

[34] (Valéry Laurand, op.cit, p121)

[35] (Plutarque, stoic.repugn, 1033 A-C, trad.D.Babut, in Valéry Laurand, op.cit, p122)

[36] (Mario Meunier, Op.Cit, p22)

[37] (Mario Meunier, Op.Cit, p65.)

[38] (Jean François Balaude, Dictionnaire des Philosophes, de l’Antiquité à la Renaissance, Lettre à Ménécée §128, éd Ellipses 2002)

[39]  (J.F Balaude, Op.Cit, p2O3)

[40]  (A-J.Voelke, Op.Cit, p36)

[41] (A-J.Voelke, Op.Cit, p44)

[42] (A-J. Voelke, Op.Cit, p45)

[43]  (A-J. voelke, Op.Cit, 48)

[44] (Mario Meunier, Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, éd. G. Flammarion, livre V-8, p84)

[45] (Mario Meunier, Op.Cit, livre IV-26, p71-72)

[46] (Mario Meunier, Op.Cit, livre II-16, p48)

[47] (A-J. Voelke, Op.Cit, (livre XII-1-3), p92-93)

[48]  ((Mario Meunier, Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Op.Cit, livre II-5, p44-45)

[49] (Pierre Hadot, La Citadelle Intérieure, introduction aux pensées de Marc-Aurèle, éd. Fayard, p199, 1997)

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