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EPICUROPOLIS
11 août 2015

Esquisse d’une bonne vie

 

La notion d’amitié (philia) telle que l’a conçue et cultivée l’école du Jardin (école philosophique d’Epicure, à l’instar de l’Académie de Platon, ou du Lycée d’Aristote, est une idée merveilleuse, féconde pour nos jeunes Etats (africains surtout) ; car, cette culture que nous proposons comme une sorte d’esquisse de « bonne vie » si elle est pratiquée droitement, peut redonner l’espoir, la paix, la sécurité et le développement dans nos Etats africains.

La « bonne vie », au sens du bien vivre (« eu zen »), ne consiste pas seulement à satisfaire ses besoins les plus élémentaires, mais se fera en lien avec le bonheur de l’autre, le concitoyen, ou l’étranger ; bref avec tous ceux qui vivent dans l’État. Être heureux en fin de compte, pour utiliser une expression de Jacques Schlanger « c’est vivre par adéquation  », c’est-à-dire dans l’amitié avec les autres. C’est ce mode de vie qui mérite d’être vécu partant des écoles de sagesse hellénistique : épicurisme et stoïcisme. C’est raison pour laquelle, tout au long de cette réflexion, nous tacherons de lier intrinsèquement l’amitié et la problématique du bonheur à l’aune de la sagesse grecque, le tout sous-tendu par une paideia appropriée.

D’Épicure à Épictète en passant par Marc Aurèle, les philosophes ont parlé de bonne vie, ou de la question cruciale : comment bien vivre (aujourd’hui) ? La réponse saute aux yeux : en adéquation avec l’amitié. Dans toutes les sociétés humaines il y a des mauvaises manières de vivre et de bonnes manières de vivre; et dans les pires des cas, lorsque les mauvaises manières priment sur les bonnes, il y a urgence de revenir à de nouvelles valeurs. Devant le tableau par exemple très peu reluisant de nos démocraties africaines depuis plus d’une décennie, le bon sens ou la raison nous commande, de faire recours aux vielles recettes des anciens pour repenser les comportements de nos concitoyens. D’où tout l’intérêt de cette réflexion éthique.

Il fut un temps, où les anciens (les vieux et les sages), enseignaient aux jeunes à bien agir, à bien vivre, à choisir ceci et éviter cela. En clair, ici comme ailleurs, les vieux éduquaient les jeunes, les parents leurs enfants, et comme les poètes et les législateurs le firent il y a des siècles dans l’ancienne Grèce.

Aujourd’hui, force est de constater que cette pratique est rarissime. Les jeunes sont laissés à eux-mêmes, s’éduquent dans la rue, sur Internet, la télévision, etc. Les parents tout comme nos législateurs ont lamentablement échoué, failli à leur mission d’éducation ; d’où toutes ces formes de violences que nous constatons en Occident, en Afrique, Asie, et ailleurs : agressions, irrévérences à l’endroit des personnes âgées, des professeurs de la chose publique, etc. Bref un chapelet de mauvais comportements qui entament fortement la sécurité et la sérénité sociale.

Eu égard à tous ces mauvais comportements ou mauvaises manières de vivre,  nous sommes convaincus qu’avec la culture de l’amitié telle que proposée par l’épicurisme, une bonne vie est possible, qu’elle peut être apprise et pratiquée. Nier cette possibilité, c’est sans conteste faire preuve de ce que les Grecs appellent « l’acrasie » c’est-à-dire la faiblesse de volonté. De même que la plus part des auteurs de l’hédonisme épicurien axent la recherche du bonheur dans le plaisir (calme), qui est une sagesse, une manière de bien vivre ; de même avec la culture de l’amitié, il est possible d’établir l’idée d’un bien vivre entre les hommes, idée qui n’est pas utopiste, mais comprise comme un vrai idéal de vie, de vie sociétale et bienheureuse. C’est à ce titre justement que nous souscrivons fortement à la pensée de Jacques Schlanger qui disait : « Celui qui accepte que la bonne vie est possible, admet que certaines personnes vivent ou semblent vivre une bonne vie et d’autres non, qu’il s’agisse de la vie d’autrui ou de sa propre vie » (Jacques Schlanger, Sur la bonne vie, conversation avec Épicure, Épictète et d’autres amis, Paris, PUF, 2000, p.113). Autrement dit, cette amitié stricto sensu, est surtout une activité qui au-delà du plaisir qu’elle procure, permettra aussi de nous réaliser pleinement dans la joie. C’est pourquoi Épicure a beaucoup insisté sur le risque (le pari) et l’avantage que nous avons de la pratiquer en toute circonstance. Et véritablement, c’est ce risque que nous avons pris. En tant qu’activité, l’amitié a besoin d’éducation, d’apprentissage, d’exercice (askesis).

Il appert donc que la bonne vie ne peut pas se réaliser sans sa relation à l’autre, ou avec tout ce qui nous est proche. C’est à ce propos que Jacques Schlanger avance en effet que : « Ma bonne vie dépend de la bonne vie d’autrui, elle est tenue par elle, elle est à son service. Je ne vis bien que si mes proches vivent bien, et mes proches sont ma famille, mes amis, ma communauté, ma nation, toute l’humanité, l’univers tout entier » (Ibid., p.117). Pensée merveilleuse à tous égards qui permet de retrouver comme en écho la sentence vaticane 61 d’Epicure qui soutient que: « Très belle est la vue de ceux qui nous sont proches, quand les liens premiers de parenté concourent à l’union: car elle produit beaucoup de zèle en vue de cela » (Epicure, Lettres et Maximes, trad. Marcel Conche, Paris, PUF, 2005, p. 263). Ces deux passages vont ressortir la valeur intrinsèque de l’autre (Autrui), et surtout l’importance de l’éducation, ou ce que les grecs nomment la paideai. Du Lysis de Platon, en passant par les Livres VII, VIII, et IX, de la République, jusqu'à la Lettre à Ménécée d’Epicure , la figure de l'autre est présente, matricielle. Elle est faite de présence, de compagnie de l'autre.

Il est significatif, qu’avec l’amitié épicurienne, nous débordons le cadre étroit de l’amitié aristotélicienne qui est élitiste, et d’un point de vue qualitatif, l’amitié épicurienne dan son projet d’assoir le vivre bien, renverse la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel, car ici l’esclave est considéré comme un proche, un semblable, un ami épicurien, et non un « Je- objet». En d'autres termes, l'intersubjectivité dans le cadre de l'amitié n'est pas concevable, si au départ l'autre est considéré comme un « moins que rien », mais elle suppose et commande la réciprocité, exige que l'amour de soi soit investi sur l'autre. C'est ce sens de l'amitié qui peut à nos yeux transcender le solipsisme, l’égoïsme, l’égocentrisme, et toute forme de différence avec l'autre. L'autre est accepté et aimé en tant que personne, en tant qu'homme, et c'est par cette démarche qu'il peut prétendre à l'altérité véritable. L'amitié épicurienne telle qu'elle est cultivée dans le Jardin n'est pas analogue, à l'ego cogito qui ne rejoint pas l'autre dans son altérité véritable. La création du Jardin est pour nous l'archétype même d'une vraie cité-Etat, au-delà d'une certaine doxa (idée ou opinion courante) mal fondée qui l’a réduite hâtivement à une secte, voire morale du bonheur égoïste. Nous estimons en revanche, qu’il y a véritablement chez Épicure, constitution d'une société de tous les hommes réels, une société universelle des hommes dont le substrat serait l’amitié, car écrit-il : « L’amitié mène sa ronde autour du monde habité, comme un héraut nous appelant tous à nous réveiller pour nous estimer bienheureux. » (Sentence Vaticane 52, trad. M. Conche).

 

Il se dégage par là, que le Jardin d’Epicure se démarque du sens de l'alter ego du lycée d’Aristote qui l'apparente à une identité de ressemblance; à savoir que tu n'es un « ami » pour moi qu'autant que tu me ressembles, ou que tu participes eidétiquement de moi, c’est-à-dire une doublure de moi.  Épicure au rebours d’Aristote insiste d'abord sur le façonnage de cette altérité par une paideia de l'individu au sein de l'amitié, ou de la communauté des amis. Certes Aristote a enseigné dans l'Ethique de Nicomaque une paideia (éducation) du citoyen, mais que fort malheureusement le législateur a manqué d'appliquer. Et c’est justement sous versant politique qui a brillé par des vices, que l'amitié épicurienne vient compenser, ou proposer à distance comme modèle de vie politique réussie aux dirigeants dans la cité-Etat.

A terme, et pour faire cout, la bonne vie épicurienne ne peut pas se réaliser sur de simples paroles, mais elle a besoin du concours de l’autorité politique pour l’inculquer, la matérialiser dans les actes. Elle a rigoureusement parlant besoin de la stabilité politique, de la tranquillité publique. Car le sage tout comme le commun des mortels a besoin de la sécurité que seul peut lui procurer le Politique (le gouvernant). En d’autres termes, la concrétion de la bonne vie, nécessite aussi la connaissance de cette vertu politique par le dirigeant. Il doit incarner cette ataraxie politique au sens d’Epicure.         Il sourd donc que nous ne pouvons pas concevoir aujourd'hui qu'on brandit partout les droits de l'homme comme une espèce de «  règle d'or », que les gens continuent à dénaturer l'essence de la relation humaine. Aujourd'hui que les frontières sont ouvertes grâce à l'informatique et l'électronique, un monde devenu global dit-on, il n’est utopique de penser que l'amitié puisse constituer la norme véritable de la paix et du respect de l'autre.

Avec l'amitié épicurienne que nous osons ramener sur la place publique, c'est justement de faire voir à la suite de Ives Schwartz dans sa brillante communication au colloque franco-japonais (Universalité Humaine : spécificités historiques, sciences, technique, le Japon et l'Europe): que l'entrée à l'universel doit passer par une « renormalisation ». En clair, il faudrait selon lui, dépasser le référentiel du « faire industrieux », pour opter pour des valeurs plus intérieures dont notamment l'amitié. Si l'idéal industrieux n'a pas résolu les inégalités entre les peuples, n'est-ce pas raisonnablement à l'amitié qu'il faudrait derechef s'intéresser pour égaliser éthiquement le vivre ensemble ? Pour tout dire, nous sommes convaincus comme notre auteur que l'amitié peut rapprocher les monades (les individus), et contribuer à faire « chuter les murs », les « murs mentaux » qui nous séparent des autres. Chacun peut être particulier, différent, sans que cela soit un obstacle de soi à l'autre. In fine, n'est le geste que nous effectuerons à l'endroit de l'autre qui peut amener le changement attendu. Si nous mesurons en effet le chemin parcouru depuis l'antiquité jusqu'à aujourd'hui, l’idéal d'ouverture de l’amitié épicurienne ou d'humanitas n'est pas entamé. Il est possible de le refonder dans les rapports avec les autres, et créer par là les conditions d'une paix durable, en l’occurrence en ces périodes de turbulences terroristiques.

 

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