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EPICUROPOLIS
11 août 2015

L’architectonique de la vie heureuse dans l’éthique épicurienne

 

Épicure peut être considéré de l’avis de Long et Sedley, comme le découvreur de la vérité; ou pour mieux dire l’architecte de la vie heureuse : « Personne ne rejette ni ne fuit le plaisir lui-même parce qu’il est plaisir, mais parce que de grandes douleurs en résulteraient pour ceux qui ne savent pas comment le rechercher rationnellement ».[1]

La recherche du plaisir et du bonheur sont au cœur de l'Éthique Épicurienne. Ne dit-on pas communément que l'épicurisme est la doctrine qui prône la vie heureuse à partir des plaisirs et des sensations. Mais chez Épicure, ce ne sont pas tous les plaisirs qui conduisent à la vie bienheureuse ou à la paix de l'âme; d'où sa mise en garde dans le passage suivant de Lettre à Ménécée: « il faut considérer que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires, les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns le sont pour le bonheur ». (Trad. Marcel Conche, op.cit., p. 221). Ce passage montre bien que le maître du Jardin (Epicure) n'est pas un propagateur de la jouissance excessive. Mais il est partisan de la vie heureuse dans une attitude tempérante. La Maxime capitale XXI traduit concrètement cette prudence vis-à-vis des désirs : « celui qui connaît les limites de la  vie sait qu'il est facile de se procurer ce qui supprime la douleur due au besoin et ce qui rend la vie tout entière parfaite ; de sorte qu'il n'a en rien besoin, en outre, des choses qui comportent la lutte (agône) ». (Trad. Marcel Conche, op.cit., p. 237). La philosophie classique elle même parlera pour paraphraser Penisson, aux XVIIe et XVIIIe siècles, d'un « invincible désir de bonheur » ; à l'image de ce dont parlera l'Éthique de Spinoza ; qui prôna la réalisation d'une béatitude véritable grâce à la l'observance des certains principes. L’Épicurisme faut-il le rappeler est un hédonisme ; c'est-à-dire une philosophie du bonheur, à proprement parler une éthique du bonheur. Cette notion du bonheur a été comme nous le savons au centre également de toute la philosophie antique, dont Épicure n'ignorait pas leurs différentes thèses. Si pour Platon, il consistait dans la recherche du bien en soi; et chez Aristote dans une pure contemplation ; chez le sage du jardin, il consiste dans une jouissance sereine et stable du plaisir. C'est pourquoi, pour lui, au rebours des pseudo bonheurs instables qui sont de natures protéiformes, il atteste que le plaisir commence par la suppression de l'inquiétude, de l'anxiété de la douleur. Son hédonisme est donc clairement aux antipodes des autres philosophies. Aussi affirme-t-il avec force comme nous le verrons dans ses Maximes et Sentences qui constituent la matrice de son hédonisme, la possibilité d'un bonheur authentique et d'une liberté effective dans la société des amis : le bonheur n'est pas un idéal inaccessible, il est à portée de mains, mais exige une maîtrise des plaisirs en mouvement.

1- Définition : Nature et Formes du Plaisir

 Nous pouvons sans faire de redondance accepter deux formulations du plaisir chez Épicure, une que nous trouvons dans la Lettre à Ménécée, et l'autre dans la Maxime XVIII.

Dansla Lettre à Ménécée, le plaisir est considéré comme «  le principe et la fin de la vie bienheureuse. Car c'est lui que nous avons reconnu comme le bien premier et connaturel ; c'est en lui que nous trouvons le principe de tout  choix et de tout refus; et c'est à lui que nous aboutissons en jugeant tout bien d'après l'affection comme critère » (Trad. M. Conche, op.cit., p. 223). De cette première définition nous pouvons dire que le plaisir est propre à tout être humain, car nous cherchons chacun à sa manière un plaisir qui peut contenter soit notre corps, soit notre âme. Cette définition, traduit en fait une idée force de la doctrine du jardin, à savoir que le critère évident de la vérité réside dans la sensation. Cette définition amène naturellement, l'objection faite aux épicuriens par les partisans de la thèse opposée, à savoir l'école stoïcienne qui recommande de fuir les plaisirs ou de réprimer les désirs qui sont autant de souffrances pour l'âme et le cœur.

La seconde définition qui se rapporte aussi aux sensations, mais avec des nuances plus profondes, est celle que nous retiendrons pour étayer notre architectonie du bonheur épicurien. Dans la Maxime XVIII, Épicure avance que: « le plaisir dans la chair ne peut s'accroître une fois supprimer la douleur du besoin, mais il est seulement varié. La limite du plaisir de la pensée naît du fait de se rendre compte de ces choses mêmes, et de celles du même genre, qui sont cause pour la pensée des craintes les plus grandes ». (Trad. M. Conche, op.cit., p. 237). Par cette pensée, Épicure fait du plaisir le souverain bien, mais, il est plus subtil, car en effet il faut comprendre que le plaisir ne se réduit pas à l'absence de douleur, c'est-à-dire à un état purement négatif. Mieux, il faut préciser que le plaisir stricto sensu a une fonction d'équilibre corporel; et c'est en ce sens que la Maxime III est particulièrement explicite : « la limite de la grandeur des plaisirs est l'élimination de toute douleur. Partout où se trouve le plaisir, pendant le temps qu'il est, il n'y a plus de place pour la douleur, ou le chagrin, ou les deux à la fois » (trad. M. Conche, op.cit., p. 232). L'absence de douleur doit se comprendre comme l'état de plaisir dit en repos (voluptas), c'est-à-dire l'état de l'homme qui ne souffre pas par exemple de la soif; d'autre part, le plaisir en mouvement propre à l'homme instable, dit plaisirs « doux et flatteurs » qui se propagent dans la chair et provoquent des excitations violentes et éphémères à l'image des « esprits animaux » de Descartes. Ainsi lorsqu'Epicure parle du plaisir ou des plaisirs, nous devons le comprendre dans le sens diamétralement opposé de la conception des cyrénaïques; clarification que fera aussi Socrate dans le Philébe. Aussi Épicure avance que : «Lorsque nous disons que le plaisir est le souverain bien, nous ne parlons ni des plaisirs des débauchés, ni de ceux qui consistent dans la jouissance physique, comme le pensent quelques uns par ignorance ou parce qu'ils ne sont pas d'accord avec nous ou parce qu'ils nous comprennent mal; nous entendons seulement le fait de ne pas souffrir dans son corps et de n'être pas troublé dans son âme »[2]. Autrement dit, pour le sage du jardin, tous les êtres vivants recherchent à un niveau où à un autre le plaisir, et cela dés leur naissance. Diogène Laerce rapporte l'exemple d'hercule (qui peut être considéré comme un surhumain), qui hurla de douleur lorsqu'il se brûla par inadvertance. Ceci pour dire que dans toutes les activités humaines, la finalité dernière reste le plaisir, mais pour ce qui est de la philosophie le plaisir est concomitant avec l'acte même. Aussi peut-il dire dans la Sentence 27 : « Dans les autres occupations, une fois qu'elles ont été menées à bien avec peine, vient le fruit ; mais,  en philosophie, le plaisir va du même pas que la connaissance : car ce n'est pas après avoir appris que l'on jouit du fruit, mais apprendre et jouir vont ensemble » (Trad. M Conche, op.cit, p255). Par ces propos, nous saisissons aisément que le plaisir qui est au centre de la doctrine du maître du jardin a été dénaturé par l'attitude des cyrénaïques et par l'opposition affichée des Stoïciens : les cyrénaïques ont une conception individualiste de la vie et de l'amitié ; c'est ce qui se dévoile grandement dans leurs comportements de tous les jours. Ils apparaissent comme des débauchés, de pervers, des jouisseurs sans retenues. Ils considèrent en outre la justice comme une simple convention sociale ; d'où leur mépris des valeurs sociales. Par rapport à l'ordre social, leur attitude licencieuse frise l'anarchisme. En ce qui concerne l'amitié, ils la cultivent rien que pour son aspect utilitaire: un ami est bon et utile à leurs yeux, aussi longtemps qu'il peut rendre service ou est avantageux pour leur existence. Plus exactement dans leur optique on peut se passer d'un ami. C'est cette conception de l'amitié nous semble-t-il qui a entamé l'image de l'épicurisme des siècles durant. Cette conception étant établie depuis le IVe siècle, il est manifeste que par la suite des confusions se créent entre ces deux doctrines du plaisir et du sens du terme utilité sur lequel nous avons tenu d'insister assez amplement plus haut. Pire, dans leur conception, le sage ne vise que de son propre intérêt, et ne se soucie pas d'autrui. Se suffisant à lui même, il n'a besoin de personne, a fortiori risquer sa vie pour un ami ou la patrie. Ce comportement est donc symptomatique d'une crise des valeurs dans la Grèce du IVe-IIIe siècle av-J.C. Face à un tel mode d'existence, le sage épicurien ne peut qu'être révolté, et le conduire à s'exiler de la cité avec quelques amis; loin des individus tels que Diogène le Sinope qui préfère par exemple vivre dans une espèce de tonneau ou de four. Ainsi tout comme les cyrénaïques, les cyniques rejettent toute forme de conventions sociales (morales ou juridiques) : pour « vivre en société avec soi-même »[3], tel était leur idéal de vie.

En revanche, le plaisir stable, serein, en repos: catastématique, est ce qu'il faut rechercher et qui conduit à l'état d'équilibre. C'est raison pour laquelle cette suppression de la douleur peut être considérée comme un bien absolu, qui correspond soutient Hadot, à un état de tranquillité de l'âme et l'absence de trouble. (Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Éd Gallimard, 1995, p. 183)

Le plaisir en mouvement a trait à l'homme qui a soif et qui boit. Mais Cicéron lui reproche d'être peu explicite et d'égarer les gens en désignant deux plaisirs sous le même le vocable. D'abord le plaisir est définit comme un mouvement, et un mouvement léger (leia kinesis), tandis que la douleur est un mouvement violent, à l'image des flots qui se produisent à la surface des mers ; thèse du mouvement qui rappelle la théorie du panta rei d'Héraclite (le changement perpétuel). Dans le Philèbe s‘ouvre sur la question du souverain bien, entre Socrate et Philèbe, thème récurrent dans toutes les écoles Grecques. Dans le dit texte, Philèbe cautionne l’idée que le souverain bien réside dans le plaisir, alors que Socrate fidèle à son nom tel que l’a annoncée la pythie (l’oracle) qu’il est le sage, soutient pour sa part que le plaisir réside dans la sagesse et l’intelligence. La première occurrence capitale dans ce texte consiste à montrer que, tout en étant UN (immuable), le plaisir est multiple, c’est-à-dire qu’on peut entrevoir plusieurs espèces. Dans le Philèbe : «  Socrate applique au plaisir le rapport de l’infini (l’indéterminé) et du fini (le déterminé), et un troisième principe formé du mélange (mixte) des deux. Appartient au fini tout ce qui admet le nombre et la mesure, comme l’égal, le double, appartient à l’infini tout ce qui admet le plus et le moins, comme le plus chaud et le plus froid, qui ne peuvent être limités sans périr ; et enfin la classe mixte qui comprend tout ce qui vient à l’existence sous l’effet de la mesure et du fini »[4]. Socrate est parti de cette analyse pour montrer que le plaisir fait partie de l’infini ; car le mélange est formé de tous les infinis liés par le fini ; par conséquent le plaisir naît du genre mixte. Il y a alors douleur, lorsque l’harmonie est bouleversée dans le mélange et inversement lorsqu’elle est rétablie il y a plaisir. Pour Platon le plaisir correspond à un mouvement déterminé, au moins à l'état naturel et normal, et tendant à une fin. Il a pour objet l'ordre et l'harmonie. Il se produit quand le corps est en bon état, de même que la douleur se manifeste quand le corps est en péril ou se dissout. Dans le Philèbe il ajoute que les limites entre lesquelles il se produit sont l'évacuation et la réplétion : en un mot pour lui le plaisir est un état réel positif, et non un état négatif de la douleur. Aussi amène-t-il la distinction entre plaisirs purs et plaisirs mélangés : les plaisirs mélangés sont ceux qui sont précédés d'un désir, et qui dit désir, dit privation, donc souffrance, douleur, tels la plupart des plaisirs du corps : exemples, la soif, la faim, l'amour. Les plaisirs purs quant à eux, sont ceux qui ne sont mêlés d'aucune souffrance : le plaisir éprouvé dans la contemplation d'une sphère, ou quand nous respirons une bonne odeur. Ces plaisirs sont essentiellement limités et stables, donc par leur nature même parfaits, et peuvent légitimement être appelés bons. A cette distinction, Socrate ajoute celle des plaisirs de l'âme et du corps. Pour lui, le plaisir sous sa forme la plus générale ne peut être rapporté uniquement au corps. Indépendamment des plaisirs du corps tels que manger ou boire, l'âme par elle-même éprouve des sentiments de plaisirs ou de peines, par exemples : la colère, la tristesse, l'envie, les jouissances attachées aux connaissances intellectuelles. Plus précisément l'expression « plaisir de l'âme » débouche sur deux sens : ces plaisirs sont d'abord les plaisirs du corps transposés pour ainsi dire hors du temps et sauvés par la mémoire ; et d'autre part ce sont des plaisirs spécifiquement différents de ceux du corps. Mais, il n'est pas exclut de constater quelque fois une coexistence entre eux.

Quant à Aristote qui s'oppose à la conception de son maître, il soutient que le plaisir n'est ni un mouvement, ni un devenir, c'est-à-dire un passage d'un état à un autre. Il est stable et défini, une manière d'être positive et durable, une qualité. En un mot le plaisir n'est pas dans la poursuite mais dans la possession. Dans l'Éthique à Nicomaque (Livre X, 2, 1173a.15), il avance que le plaisir n'est ni une kinesis, ni une genesis. Pour mieux dire, le plaisir accompagne l'acte et l'achève ; le mouvement étant divisible en partie, et l'acte considéré comme simple. Il y aura donc un plaisir en mouvement qui sera divisible et imparfait comme le mouvement lui-même; mais le vrai plaisir sera celui qui, comme l'acte lui-même, se produit dans l'instant indivisible. Tant qu'il dure, il ne comporte ni augmentation ni diminution, il est tout ce qu'il peut être. Ainsi, dans cette union inséparable entre le plaisir et l'acte, c'est l'acte qui est essentiel. Le plaisir est un surcroît qui s'y ajoute : il est un.

Véritablement, à l'issue des Livres VII et IX, nous pouvons soutenir qu'Aristote esquisse une sagesse pratique, qui met l'accent sur la tempérance vis-à-vis des plaisirs. C'est pourquoi à bien comprendre le Liv.VII, c'est sans conteste une critique du comportement très licencieux des cyrénaïques qui concevaient la recherche du plaisir comme le souverain bien. Conception qui est l'antithèse même de l'école épicurienne. Tout ce qu'Aristote a caractérisé de manque de retenue, d'intempérance, de vice, de bestialité (allusion à l'épithuma), dans la poursuite des plaisirs est l'image authentique de l'attitude des cyrénaïques dont les représentants étaient contemporains du Lycée. Or d'Aristote à Épicure il faut accepter qu'il existe un plaisir unique et pur, qu'il importe de rechercher, car il ne nuit pas à la santé. Ainsi lorsqu'Aristote prône la tempérance (sophrosunê) ou la modération, Épicure recommandera à ses disciples le logismos (le raisonnement), qui peut être vu comme un préliminaire vers l'ascèse. Ce logismos permet de fermer à nos yeux la porte à l'acrasie (faiblesse de la volonté) dont parlait le Stagirite : beaucoup de gens ignorent cette précision, raison pour laquelle ils tombent dans le vice et l'incontinence, obnubilés par la jouissance des plaisirs du corps. Et dans la Maxime V justement Épicure nous rassure ceci : « il n'est pas possible de vivre avec plaisir sans vivre avec prudence, honnêteté, <ni de vivre avec prudence, honnêteté et justice> sans vivre avec prudence, honnêteté et justice, il n'est pas possible que celui-ci vive avec plaisir »[5], autrement dit ceux qui vivent mal sont des débauchés, qui ont une fausse opinion des plaisirs: les déréglés dont pourrait dire Aristote.

Il saute alors aux yeux que, concernant la problématique des plaisirs, il n'y a pas d'aporie, au sens où il y a deux opinions strictement tranchées; mais que les démarches visent la conduite raisonnable à tenir à l'égard des plaisirs. C'est donc galvauder la pensée du maître du jardin que de considérer Épicure comme un ignorant ou un non savant, par rapport à Aristote qui a écrit de grands traités. Il est évident pour nous qu’Épicure reconnaît que le Stagirite a presque tout dit sur les plaisirs, mais qu'il fallait juste être pratique, concret. Dés lors il est aisé de dire qu'Aristote en utilisant le terme « sophron » qui est l'état de celui qui est installé sans effort dans le bien et qui ne ressent plus de désirs excessifs ou dépravés; est véritablement en écho, l'évidence même de ce que le maître du jardin appellera ataraxie ; un niveau d'équilibre ou d'absence de trouble.

Nous pouvons dés lors tenir pour évident que, le Stagirite bien avant Épicure peut être considéré comme le représentant de la morale du plaisir, dans la mesure où sa morale est un hédonisme rationnel, car il n'y a pas de vertu sans plaisir. En substance nous pouvons simplement dire que la légère différence entre Épicure et Aristote, réside dans le fait que pour ce dernier le plaisir n'est pas le seul bien, mais un bien qui s'ajoute à un autre. La théorie des plaisirs du maître du jardin est sans ambiguïté héritière de cette tradition des philosophes anciens, et Épicure était imprégné des diverses conceptions relativement à la question des plaisirs. Pour des raisons de doctrine, il s'est séparé des leurs affirme Victor Brochard : « Le plaisir tel que l'entend Épicure est appelé le plaisir constitutif : edonê catastêmatiaie. Le mot catastema exprime plutôt l'état définitif, stable et permanent, au moins pendant une certaine durée, de l'organisme vivant. En dernière analyse c'est l'équilibre des différentes parties du corps vivant, cet équilibre qui constitue la santé ». (V. Brochard, op.cit., p. 269-270). En clair, lorsque le Stagirite emploie immobile sans être inerte, pour à peu près exprimer l'état de stabilité du plaisir, Épicure parlera en lieu et place de catastématique (équilibre ou en repos). C'est dire donc que chez Épicure il y a plaisir en mouvement, mais qui disparaît une fois que l'équilibre est rétablit ; par la négation de la douleur : le plaisir se produit toujours quand la douleur disparaît. Aussi pouvons nous comprendre la fameuse expression « un peu d'eau et de pain » permet de se procurer facilement le plaisir, notamment au niveau des plaisirs dits nécessaires et naturels. Il suit donc que physiologiquement, et au sens moderne du terme, le plaisir peut être considéré comme un des critères de la santé et de la vie. Brochard a débrouillé à nos yeux la confusion ou l'erreur de la dualité apparente des deux formes de plaisir, que le maître du jardin en réalité ne séparait pas ; c'est pourquoi il nous précise que : « le plaisir est essentiellement un plaisir constitutif, c'est-à-dire un plaisir en repos » (V. Brochard, op.cit., p. 272). Plus exactement, le plaisir en mouvement, est le commencement, ou l'ébauche du plaisir en repos. De fait, pour Aristote comme pour Épicure, ces deux plaisirs ne sont pas contraires, mais un seul état qui englobe deux réalités. En outre, il faut comprendre que le plaisir dit en mouvement couramment appelé plaisir positif qui fait que nous buvons quand nous avons soif, est accompagné de douleur (qui ne dure pas), alors que le plaisir négatif dit en repos, en est exempt. C'est ce que fait remarquer Brochard magnifiquement : « un peu de plaisir très pur est meilleur que beaucoup de plaisirs mêlés de douleurs » (Ibid., p. 273). Déjà dans Lettre à Ménécée il met en garde contre l'illusion de la jouissance excessive des plaisirs qui ne procure pas le véritable plaisir : « car ce ne sont pas les banquets et les fêtes continuels, ni les jouissances que donnent les garçons et les femmes, ni les poissons et les autres mets que porte une table magnifique, qui produisent la vie de plaisir » (Jean Bollack, La Pensée du Plaisir, Paris, éd. Minuit, 1975, p. 79). En d’autres termes, le plaisir n'est pas lié à la quantité, mais à la qualité; d'où l'usage judicieux dans la Maxime III de la « limite de la grandeur du plaisir ».

Par ailleurs, cette explication et distinction de la nature et des formes du plaisir, nous permet de voir qu’Épicure ne blâme pas, ni ne jette l'anathème sur les plaisirs des débauchés en eux-mêmes; aussi longtemps qu'ils n'entraînent pas des conséquences fâcheuses sur leur santé. Donc c'est seulement de leur mauvais usage que procède la douleur qui s'y ajoute.

Toutefois, Épicure va plus loin que Platon, Aristote, l'école d'Aristippe et Antisthène qui cautionnent, la thèse de la supériorité des plaisirs de l'âme par rapport aux plaisirs du corps. Épicure s'inscrit dans une démarche contraire en alléguant qu'il n'y a qu'une espèce de plaisir, de plaisir unique, qu'est le plaisir du corps; car nonobstant sa variété, il reste le même et unique plaisir. Et par rapport aux plaisirs de l'âme, il affirme qu'ils ne différent pas de ceux du corps. Mieux affirme-t-il souligne Brochard : « tous les plaisirs sans exception se rapportent au corps: que les plaisirs appelés spirituels ne sont que des variétés, de l'unique plaisir qui est corporel » (V. Brochard, op.cit., p. 275). Autrement dit il n'y a de plaisir réel que ce que nous rapporte le corps. C'est pensons-nous ce qu'il voudrait exprimer à travers l'aphorisme suivant: « avec un peu de pain et d'eau il rivalise de félicité avec Jupiter » (Ibid., p. 254). En effet pour lui tous les plaisirs se rapportent en dernière analyse au bien être physique; même s'il advient qu'ils soient colorés, ils restent et demeurent l'unique plaisir. Dés lors, le terme même de voluptas revient pour bon nombre d'auteurs sérieux à Épicure qui le désignait comme un plaisir sensible, et non comme chez ses prédécesseurs de plaisirs intellectuels et physiques. Pour Brochard, Kant peut être considéré comme le philosophe moderne qui adhère à la thèse de l'unicité du plaisir. Dans la critique de la raison pratique, il fustige l'illusion des philosophes, lorsqu'ils admettent une hétérogénéité entre les divers plaisirs.

En reconnaissant l'existence des divers plaisirs, il reconnaît du coup leurs caractères accessoires, négligeables. Tout comme les Stoïciens, il y a chez lui aussi un certain dédain des plaisirs. En affirmant soutient Brochard, que le plaisir est l'unique bien, Épicure arrive au même résultat que ceux qui considèrent la vertu comme le seul bien. Si en outre il fait le lien entre santé et plaisir (leur équilibre), il rejoint par là l'idée classique de la vertu comme la forme par excellence de la santé. Cette notion de santé, d'équilibre, ou de bien être est le résultat, l'aboutissement d'un bonheur constitutif du plaisir; qui permet à Épicure de dire que, le sage qui est parvenu à ce niveau peut être considéré comme l'état d'un sujet qui s'est affranchit du monde extérieur, c'est-à-dire qui a atteint l'autarkeia que recherchent tous les moralistes grecs. Relativement à l'autarkeia, la question de la liberté est centrale dans l'éthique épicurienne, car l'attachement aux désirs ou aux plaisirs, est source de souffrance. C'est pourquoi la libération véritable passe par une connaissance et un calcul des plaisirs; c'est-à-dire discerner ceux qui sont nécessaires et ceux qui sont inutiles : la liberté est donc physique (corporelle) et spirituelle. Spinoza dans l'Éthique reconnaît cette vérité épicurienne, en soutenant que c'est par le passage à la connaissance adéquate qu'on peut se libérer des passions (affections passives) qui asservissent l'esprit humain. En un mot, la liberté est distincte de la fatalité ou de l'acceptation du destin, mais réside dans le détachement des désirs ou des plaisirs vains.

 

Tripartition des désirs, selon leur fin ultime

Nota bene : ce tableau pourrait être complet, si André Laks avait pris soin d'insérer dans la classe du bonheur les trois composantes du bonheur épicurien : la connaissance de la nature, de la physique, et la culture de l'amitié. Partant de ce tableau architectonique et holistique du bonheur, nous pouvons raisonnablement dire que le bonheur ne se limite pas à la seule jouissance des plaisirs.

Sur un tout autre plan, c'est ce mode de satisfaction des désirs que nous retrouvons chez Freud, quand il parle de principe de plaisir et de principe de réalité, à savoir qu'il existe des désirs qu'on peut satisfaire, et d'autres dont la non satisfaction entraîne des souffrances dans la conscience (Névroses ou psychoses). Pour exemple, Métrodore disciple de première génération d’Épicure sur conseil d'un autre disciple lui répond en ce qui concerne le désir sexuel en ces termes : « le sexe n'est jamais bénéfique, et il faut être content s'il ne fait pas de mal » : il saute alors aux yeux que cette prudence ou ''abstinence'' est aujourd’hui corroborée par la biologie qui parle d'impact sur le sphincter génital, et la psychanalyse parlera d'état pathologique, l'obsession sexuelle. 

 



[1] (Long et Sedley  Les Philosophes Hellénistiques-Pyrrhon- L’Epicurisme, éd GF Flammarion, 2oo1, p 230)

[2] (Victor Brochard, Etudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne, Paris,  Vrin, 1974, p. 253-254)

[3] (André- Jean Voelke, Les Rapports avec Autrui dans la philosophie grecque, Paris,  Vrin, 1961, p. 70)

[4]  (Émile Chambry  Platon , Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias,  Garnier Flammarion, 1969, p. 261)

[5] ( Trad. M. Conche, op.cit., p. 233)

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