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EPICUROPOLIS
11 août 2015

L'authentique art politique, de Socrate à Epicure (2)

 

Le pouvoir de la rhétorique, pouvoir de la parole, des menteurs, de la non vérité. Tel est le climat nouveau à la veille de la mort d’Alexandre. Il n’y a plus personne capable d’assurer les libertés, la sécurité et la justice. Les Sophistes, entre le IVe et le IIIe siècle av J.-C., ont gagné du terrain. Par leur art, ils  sont devenus en réalité les maîtres de la cité : la rhétorique, en tant qu’art, ou technique permet une maîtrise parfaite de l’éristique, c’est-à-dire un art de la discussion, apparenté aux arts du combat. De manière prosaïque, c’est l’art de bien s’exprimer. On parlera alors d’éloquence. C’est par leur art, qu’ils vont créer du désordre et introduire de nouvelles valeurs dans la cité : ils établissent ou persuadent en effet l’opinion que la justice depuis Hérodote change de visage selon le temps et le lieu. En d’autres termes, les lois établies ne sont que des conventions humaines, et non l’expression d’un ordre immuable comme les lois de la nature. Leur nouvelle attitude porte un discrédit sur la morale et sur le droit. Et c’est à ce niveau qu’ils vont subir la critique de Socrate ou de Platon et celle d’Epicure un siècle plus tard. Dans le Gorgias de Platon, Calliclès est le prototype même de ce renversement des valeurs apportées par l’enseignement de la Sophistique (l’art oratoire). Ce parallèle est à nos yeux très anatomiste pour comprendre les deux contextes et le dépérissement tant du tissu social que politique lié à l’avènement des sophistes.

 Au rebours de Platon, Socrate ne fut pas ce législateur et ce créateur de valeurs au sens nietzschéen du terme, mais un éducateur, un maître de la morale ; et c’est fidèle à ses convictions morales qu’il fut détesté par certains de ces concitoyens, attitude qui lui valut aussi la prison et la mort. Or dansle Gorgias, il y a un parallèle merveilleux entre Calliclès et le Dionysos nietzschéen de la démesure, de l’injustice, du droit du plus fort, bref de tous ces traits qui caractérisent le « dionysiaque. Dans le dit texte, Calliclès pense et soutient mordicus que l’injustice doit triompher de la justice : la nature selon sa thèse a voulu qu’une classe, un petit nombre domine la masse. D’où naturellement à ses yeux la légitimité de l’existence de l’inégalité dans la cité et dans les lois et dans les droits des individus (faibles et forts, esclaves et maîtres pour exemples). Cette conception du droit et de la justice ainsi que nous la verrons, est aux antipodes des pensées socratiques et épicuriennes.

Dans le Gorgias, Socrate fait voir à son interlocuteur le double usage de la rhétorique : son bon usage qui peut transmettre des valeurs civiques aux jeunes, et son usage pervers qui les entraînent ou les éduquent aux succès politiques. En tant qu’instrument de la conquête du pouvoir, la rhétorique est nuisible pour le bien des citoyens, car elle ne vise en dernière analyse que l’intérêt de l’orateur. Dans cette optique, la rhétorique peut être un art malsain, qui cherche par tous les moyens de plaire au peuple : un art de prestidigitateur pourrait dire en substance Socrate. Mais si elle peut concourir à améliorer les âmes des citoyens, en leur faisant entendre ce qui est bien, qui est meilleur ; alors dans cette mesure, elle est une science vertueuse. Platon lui-même à travers la voix de Socrate est d’avis que si la rhétorique s’inscrit dans cet esprit, elle peut être un bon « organon » (instrument) au service de la vérité et de la justice. Et c’est ce qu’il réaffirme en ces termes dans le Gorgias : « Le bon orateur, c’est-à-dire celui qui est habile en son art et qui est un homme de bien, s’intéressera aux âmes, aussi biens dans les discours qu’à travers ses actions. » (Jacqueline Laffitte, Gorgias). Les Sophistes ont remplacé et supplanté les vrais philosophes. Par leurs nouvelles idées, nous pouvons avancer pour dire que le philosophe digne de ce nom, n’a plus sa place dans cette société licencieuse. C’est pourquoi son action ainsi que l’a bien comprise Epicure ne peut s’exercer qu’indirectement, c’est-à-dire par ce retrait que nous nommons apolitisme, ou abstention.

Ce qui caractérise la personnalité de Socrate, de l’avis de Jacqueline Laffitte, c’est qu’il est un être « atopique », c’est-à-dire qu’il n’est jamais là où on s’attend à le trouver. Ainsi il s’affirme comme un marginal, tout en étant le plus respectueux possible des lois, au risque de préférer se soumettre à une loi injuste plutôt que de désobéir. En fait précise Jacqueline Laffitte « l’atopie est l’expression du malentendu permanent entre ce que Socrate considère comme la vérité et le domaine de l’opinion. » (Ibid.). Mais c’est à exactement parler son anticonformisme à l’égard des opinions communes et des valeurs admises par ses interlocuteurs qui lui valut la morve de ses concitoyens. Ainsi par exemple, Socrate ne souscrit pas comme tous ses concitoyens, à cette admiration excessive portée aux gouvernants, en l’occurrence Périclès.

Epicure au début de la fondation de son Jardin (Ecole) a été confrontée à la foule des insensés qui ont rejeté ses idées, préférant mieux s’amuser dans les gymnases que cultiver la philosophie. Mais à la différence de Socrate, Epicure ne s’exposa pas frontalement aux grands de la cité. Mais, tout comme Socrate, il est très critique envers ses concitoyens et les institutions. Pour nous, le Gorgias traduit plus nettement par le débat qui a lieu entre Calliclès et Socrate sa position politique, c’est-à-dire qu’il a ouvertement affiché son apolitisme. Dans le Gorgias il se dresse dans la discussion avec Calliclès, contre toute forme de droit du plus fort, de désobéissance à la loi. Dans le Gorgias, il y a une invitation, tout comme dans la Lettre à Ménécée, exhortation à se détacher des choses superfétatoires de la vie pour ne s’occuper que de la philosophie. Socrate était presque ce marginal dont seul quelques jeunes et des rares amis fréquentaient, à cause des vérités (dérangeantes) qu’il enseignait. A la différence des sophistes ou des rhéteurs, il ne manipule pas comme le prétendaient ses ennemis. Il fut au sens fort du terme un pédagogue et un sage.

Le parallèle entre Socrate et Epicure est pertinent a posé, car les deux philosophes de leur vivant ont fait preuve de ce qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de « militants » de la philosophie, en lutte contre certaines valeurs nocives de la politique. Aussi pour toucher du doigt la justesse du retrait d’Epicure (vivre caché) de la cité politique, n’est-ce pas véritablement à Socrate qu’il faut revenir, si nous voudrions que notre analyse cadrât bien avec les deux périodes qui s’imbriquent comme deux tessères. Socrate en effet peut être considéré comme le seul dans son siècle à ne pas reconnaître que les valeurs politiques puissent faire la grandeur de la cité athénienne ; c’est objecter par là que la politique puisse avoir plus de valeur que la recherche de la sagesse. Relativement à son époque, il dit justement à l’attention de Calliclès qu’il n’eut personne qui fut un bon politique : « Toi, tu es bien d’accord avec moi pour dire, parmi nos contemporains, il n’y en a pas un seul qui ait eu une bonne politique. » (Monique Canto-Sperber, Platon, Gorgias). Il est alors clair à nos yeux que même le fameux Périclès ne rentre pas dans son appréciation ; à la rigueur un certain Aristide de Lysimaque. Pourquoi ? Suivant Monique Canton-Sperber, Aristide de Lysimaque avait la réputation d’être le seul a avoir échappé à la corruption du pouvoir. Toutefois, il ne fut pas un véritable chef d’Etat, car il ne sut pas comme Thémistocle ou Cimon améliorer ses concitoyens. Comme les autres, il fut ostracisé. Ainsi lorsque d’aucuns pensent que c’est par l’art de l’orateur qu’on peut bien diriger la cité, Socrate comme Epicure ne peuvent pas cautionner une telle prétention. Car si l’art de l’orateur a effectivement une telle vertu, pourquoi donc les institutions précédentes qui avaient aussi des bons orateurs avaient lamentablement échoué ?

Il nous semble que c’est la preuve qu’il y a d’autres valeurs que la rhétorique ou la flatterie. Être apolitique au sens où nous nous efforçons de l’établir, n’est pas une « transvaluation des valeurs » au sens nietzschéen du terme, mais c’est être critique vis-à-vis de la politique et des mœurs. Socrate est un critique de la politique et de cette fausse science qu’est la rhétorique, qui a pénétré la foule et a changé les vraies valeurs de la « belle cité antique ». Par cet engagement à lutter contre la politique et la rhétorique, c’est ouvertement une lutte entre la vraie philosophie et la rhétorique, la mauvaise et dangereuse rhétorique. Ses questions-torpilles qu’il adresse à certains grands de la cité, telles par exemples qu’est-ce que le Courage ? La Beauté ? La justice, le bien, etc. ; et auxquelles ils n’arrivent pas à répondre,  ou répondent de travers, sont les preuves que ce n’est pas la recherche des choses mondaines qui procure le bonheur dans la cité. Beaucoup de ses concitoyens sont ignorants des autres valeurs essentielles à la vie. En outre la question de la justice est centrale dans le Gorgias, et à laquelle Calliclès a donné une réponse médiocre, participe également de cette vision étroite de ses concitoyens. La rhétorique qui prétend éclabousser la philosophie dans la cité, n’a concouru à ses yeux qu’à semer des confusions ou des faux savoirs dans l’esprit de la foule. Dans le Gorgias, la rhétorique est définie par le dit rhéteur comme l’art des discours, qui sont destinés à persuader les tribunaux, ou toutes les autres assemblées, relativement au juste et à l’injuste. En cette période de démocratie, la liberté n’est pas dissociable de la parole, et la rhétorique a eu une envergure dans la cité, c’est pourquoi Gorgias le rhéteur peut la signifier ainsi à Socrate : « Je parle du pouvoir de convaincre, grâce aux discours, les juges au tribunal, les membres du conseil au conseil de la cité, et l’ensemble des citoyens à l’assemblée, bref, du pouvoir de convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens. En fait si tu disposes d’un tel pouvoir, tu feras du médecin un esclave, un esclave de l’entraîneur et, pour ce qui est de ton homme d’affaires, il aura l’air d’avoir fait de l’argent, pas pour lui-même, plutôt pour toi, qui peux parler aux masses et sais les convaincre.» (Monique Canton, op.cit.). Il sourd de ce passage que pour Socrate la rhétorique n’est rien de moins que tromperie, flatterie du peuple (ici la masse). En outre, ce passage fait voir aussi que ceux qui siègent aux tribunaux et qui sont passés par l’enseignement des rhéteurs ne sont pas de vrais magistrats, car ils ne savent pas distinguer comme le philosophe le juste de l’injuste. Epicure dans les Maximes XXXVII et XXXVIII met en évidence cette mauvaise appréhension du juste et de l’injuste de la part des dirigeants. Il dit même en substance qu’ils n’ont pas adéquatement cette prénotion du juste qui n’est pas en osmose avec « l’utile ». Et Calliclès par ses propos est le portrait du mauvais enseignement des rhéteurs, plus exactement il est « un produit dangereux » issu de cet enseignement. Si on peut parler de perversion de la jeunesse ou de corruption, la palme revient aux rhéteurs. De sorte que si Socrate et Epicure n’ont pas enseigné cette forme de discours à leurs disciples, c’est parce qu’ils savaient les conséquences de son mésusage sur les masses et dans les institutions.

La critique de la rhétorique ou mieux la sophistique est implicite dans les Maximes, car Epicure à sa façon discrète, a fustigé l’injustice dans les Maximes XXXIV et XXXV, au sens où la rhétorique a renversé l’essence de la justice, car elle n’a pas travaillé à améliorer les citoyens. Les Maximes XXXI et XXXIII s’érigent en faux contre cette puissance de la rhétorique qui va jusqu’à cautionner l’injustice devant les tribunaux. Cette sophistique a permis à tout citoyen qui sait manipuler la parole, de siéger dans les tribunaux. A partir de cet examen du Gorgias nous avons compris pourquoi depuis l’avènement des sophistes dans la cité, les  lois se portent mal, parce que la justice ou les lois sont sous la toute puissance juridiction de la rhétorique. Il y a alors danger, risque perpétuel pour les institutions du fait que le droit est enseigné par de faux maîtres, des charlatans. Démocratie, liberté, la parrhésia (franc parler) , égalité, voilà ce que la période de Socrate a fourni à la postérité. Et le pire des maux est incontestablement, vu le ton violent de Socrate dans le Gorgias et l’épaisseur des Maximes XXXVII et XXXVIII : l’injustice et les mauvaises pratiques qu’elle a laissées développer et qui se sont perpétuées jusqu’au IIIe siècle. Il s’ensuit que les différents gouvernements qui se sont succédé depuis Périclès jusqu’au IIIe siècle, ont brillamment manqué d’articuler l’Ethique à la politique. C’est pourquoi dans le Gorgias, Socrate en bon pédagogue et dialecticien incomparable, a essayé de montrer à Calliclès à partir d’exemples historiques, qu’aucun orateur athénien qu’ils (Calliclès et la foule) pensaient être leurs bienfaiteurs, n’ont pas œuvré pour améliorer leurs concitoyens. L’art de l’orateur n’améliore pas éthiquement parlant les citoyens. Ce qu’il encourage et exhorte, c’est la poursuite des biens matériels, la gloire, la puissance, le pouvoir. A ce niveau éthique, Epicure s’accorde bien avec Socrate pour dire que le souverain bien ne réside pas dans la poursuite effrénée des biens superfétatoires, mais exhorte les hommes d’user de leur raison par un retour à la droite philosophie, afin de distinguer les biens qu’il faut rechercher, et ceux qu’il faut fuir. C’est pourquoi aux yeux de nos deux penseurs, ce que le politique aurait dû donner aux citoyens, c’est : l’ordre, la juste, l’harmonie, la sécurité, qui sont des biens que l’âme recherche. Partant, si les concepts de « juste » et de « l’injuste » reviennent comme des leitmotivs dans le Gorgias et dans les Maximes épicuriennes, c’est parce que leurs points de vues convergent, et ce constat nous pousse à affirmer de façon poignante que si les institutions se portent mal, c’est parce que le politique n’a pas rempli sa tâche d’éducateur civique. Socrate a montré par sa vie et son exemple (son apolitisme) que la seule chose qui peut être considérée comme ayant une valeur fondamentale, c’est la justice et que, même au-delà de la mort, dans le jugement des âmes, ce dont il faut rendre compte, ce sont nos actes justes ; et non les richesses et les honneurs acquis au cours de la vie. Il y a donc d’après le mythe du jugement des âmes, nécessité de pratiquer la justice plutôt que l’injustice. L’utilité de l’injustice, est bonnement une utilité propre à ceux qui défendent leurs intérêts égoïstes. Elle est par ailleurs un vice de la démocratie, car elle aliène le principe de l’égalité en démocratie. C’est pourquoi Epicure souligne que : « …Si quelqu’un établit une loi sans aller dans le sens de ce qui est utile à la communauté des hommes dans leurs rapports réciproques, cette loi-là n’a point la nature du juste. » (Maxime XXXVII). Il apparaît donc que pour le maître du Jardin (Epicure), ce sont en réalité les hommes politiques qui sont à la base des violations de la loi. Et quand Epicure pointe cette « loi-là », il indexe les magistrats qui par leur corruption ne vont pas dans ce que eux-mêmes prescrivent pour l’utilité générale. Et dans le langage d’Epicure ne « pas aller dans le sens de » voudrait signifier commettre l’injustice. Epicure nous le voyons ne cautionne pas tout comme Socrate l’injustice, car pour lui il y a des valeurs cardinales qui doivent sous-tendre l’action politique. Par ces maximes, Epicure rejoint Socrate sur l’épineux problème de la réalisation du bonheur politique.

Anthisthène par exemple a bien vu que dans la cité politique, il y a deux types d’existences : une selon la rhétorique et l’autre selon la philosophie. Car en effet dit-il : « si tu veux qu’un garçon vive avec les dieux, enseigne lui la philosophie, si c’est avec les hommes enseigne lui la rhétorique. » (Monique Canton, op.cit.). Le souci majeur auquel était confronté l’Athènes de Socrate jusqu’à Epicure, fut l’éducation des jeunes, des garçons pour employer le mot d’Antisthène. C’est donc dire que c’est très tôt que les vertus civiques qui produisent nécessairement de bons citoyens doivent être inculquées. Car sans ce passage à la philosophe, les risques sont grands que le jeune devienne un « produit » de la sophistique. Epicure déjà dans la Lettre à Ménécée est revenu sur cette exhortation précoce des jeunes à la philosophie  en soulignant que : « Le jeune homme ne doit pas tarder à philosopher, et l’homme âgé ne doit pas non plus cesser de philosopher. » (Sophie Van Der Meeren, Lettres d’Epicure, Paris, éd. La Philothèque, 2003, p.67). 

Calliclès et Polos dans le Gorgias peuvent être considérés comme des déserteurs de la philosophie, mieux qui sont sous le pouvoir de la rhétorique. D’où ici le renversement des valeurs, car Calliclès va jusqu’à revendiquer « la liberté de l’injustice », celle de faire ce qu’on veut, comme la liberté du tyran Archélaos. L’injustice pour nos deux interlocuteurs est la voie royale pour s’enrichir et accéder au pouvoir. La rhétorique dans cette optique est un instrument qui rend l’injustice aisée. Mais Socrate qui sait que la rhétorique est un moyen abominable, n’utilisera jamais de rhétorique pour se tirer d’affaire, même s’il est accusé injustement par ses concitoyens. La vie de justice pour le sage est préférable à une vie d’injustice. A ce niveau de notre analyse, il faut dire qu’Epicure dans la maxime XXV fait justement ressortir la quintessence de la justice relativement à la nature. Est « juste » de son point de vue, ce qui est conforme à la fin de la nature. Par conséquent, un droit à l’injustice prescrit par la nature, qui voudrait que le plus fort commande au faible, ou de commettre l’injustice sont tout simplement des sophismes qu’on ne doit pas enseigner à des jeunes. En contrepoint de cette fausse vérité du droit de la nature, Epicure note que : « Si, en toute circonstance, tu ne rapportes pas chacune de tes actions à la fin de la nature, mais que tu t’en détournes, en réglant ou ta fuite ou ta poursuite sur autre chose, tes actes ne seront pas cohérents avec tes discours. » (Trad. Marcel Conche, Maxime XXV).

Au centre de leur apolitisme respectif (de Socrate et d’Epicure), il y a surtout cette constante du souci de s’occuper de son âme : « rendre son âme, disait Socrate, aussi bonne que possible ». Or, la vie bonne, c’est un truisme de le dire est centrale dans l’éthique épicurienne ; car c’est par elle, au moyen d’une ascèse conséquente que la paix de l’âme est possible. C’est raison pour laquelle les deux, d’un même geste rejettent ainsi que nous le savons déjà des biens superfétatoires causes de souffrance de l’âme. Socrate dans l’Apologie disait par la bouche de Monique Canto-Sperber que : « Le bien être du corps, la fortune, les intérêts privés, les succès politiques n’ont qu’une valeur moindre si on les compare au seul bien véritable qu’est le bon état de l’âme » (Monique Canto-Sperber, Ethiques Grecques).  De ce souci de soigner son âme, la maxime XII d’Epicure est suffisamment éloquente, lorsqu’elle pose en effet qu’ : « il n’est pas possible de dissiper la crainte au sujet des choses les plus importantes sans savoir quelle est la nature du tout, mais en vivant dans une incertitude anxieuse de ce que disent les mythes ; de sorte qu’il n’est pas possible, sans la science de la nature, d’avoir des plaisirs purs » (Trad. Marcel Conche, maxime XII).

Pour Epicure en effet, seule la philosophie, la droite philosophie et non pas la rhétorique ou la vie politique, peut procurer la paix de l’âme. Car seule elle, peut nous aider à connaître ce qu’est « le Tout ». Cette connaissance seule peut procurer le bonheur sans mélange : « Je recommande d’appliquer une constante activité à l’étude de la physiologia, considérant que c’est cette activité qui procure le plus la sérénité dans la vie » (Epître à Pythoclès, §85, et Epitre à Hérodote, §37, in Pierre Hadot, Exercices Spirituels et Philosophie Antique). Il apparaît par ces quelques remarques, que le sage du Jardin (Epicure) et Socrate sur bien de points s’accordent parfaitement en ce qui concerne le soin qu’il faut apporter à la paix de l’âme. Et pour employer la formule de Monique Canto-Sperber, il faut : « déshabiller l’âme », car l’âme troublée ou en proie à des craintes ne peut pas parvenir à la béatitude.

Par suite, il faut dire en vérité que la cité depuis l’époque de Socrate jusqu’à l’époque hellénistique était corrompue par ce qu’ils appellent les nouveaux vices : le mensonge, les assassinats, l’envie, la cupidité, la recherche des richesses et des honneurs. C’est pourquoi, aux yeux d’un Epicure la politique en tant qu’elle a aussi pour tâche d’éduquer les citoyens échouera aussi longtemps que les mœurs sont très profondément entamées. Aucun miracle n’est susceptible de remédier à la situation. Et c’est à juste titre que Monique Canto-Sperber peut affirmer que le miracle n’est plus possible même si : « cette éducation est dispensée par un homme excellent comme Socrate, et a fortiori par des sophistes » (Ethiques Grecques).

C’est eu égard à cette situation que le Jardin (Ecole d’Epicure) va dorénavant devenir la « clinique » ou le laboratoire où les amis et les disciples vont améliorer leur âme, ou comme le disait si bien Pierre Hadot « transformer leur vie intérieure » par des exercices spirituels. Et Monique Canton-Sperber dit si bien ce qui restera à faire pour le philosophe face à cette situation : « la seule action qui reste accessible au philosophe isolé qui vit dans la cité commune est de mener une action à l’intérieure de lui-même, comme une formation intérieure lui permettant de retrouver la véritable nature de son âme » (Ibid.). Autrement dit dans un tel contexte, la recherche du bonheur est définitivement réinvestie sur soi, et non plus vers l’extérieur, vers la vie publique, lieu de la souffrance, de l’agitation, des troubles de l’âme. Par conséquent, ceux qui recherchent ardemment les biens de la vie publique aux yeux des épicuriens vivent mal. Et dans les propos de Socrate cette idée du mal vivre ressort grandement lorsqu’il indiquait dans le Gorgias ce qui suit : « l’homme le plus heureux est celui dont l’âme est exempte de mal » (Monique Canto-Sperber, Ethiques Grecques). Dans ce contexte précis donc de la vie politique grecque, de son mal être, nous pensons de même que les propos de Platon ne sont pas sans un réel intérêt, pour la justesse de notre analyse.

Pour le maître du Lycée en effet le mal, au sens large du terme avec tout ce que cela connote ainsi que nous avons essayé de le montrer supra, est inhérent dans l’exercice le plus légitime du pouvoir : « aucun homme ne peut de par sa nature régler en maître absolu toutes les affaires humaines sans se gonfler d’injustice et de démesure » (Les Lois, 713c, in Monique Canto-Sperber, Ethiques Grecques). Mieux, dans la République, il a montré que justement la dégénérescence est congénitale pour ainsi dire à toute politeia : « Tout ce qui est naît est sujet à la corruption, votre constitution [...] se dissoudra et voici comment » (La République, 545c-546a, in M Monique Canto-Sperber, Ethiques Grecques). Par ailleurs en suivant les analyses de Monique Canto-Sperber dans son intéressant ouvrage : les Ethiques Grecques, l’expérience politique de Platon, ses divers échecs pour traduire dans les faits une bonne politeia, peuvent justifier à nos yeux la démarche apolitique du maître du Jardin. En bon autodidacte, Epicure connaissait parfaitement toutes les tentatives de Platon (ses souffrances) de vouloir faire du philosophe le meilleur gouvernant de la cité : « peu après la mort de Socrate, il s’est rendu chez le tyran de Syracuse, Denys1, lequel prétendait gouverner sous l’influence de la philosophie. Mais les conseils de Platon devinrent vite inopportuns au tyran qui le chassa. Près de trente ans plus tard, le fils de Denys, Denys2, pria encore Platon de venir auprès de lui. De nouveau, Platon crut sans doute possible d’amener un jeune souverain à la vie philosophique : il était du reste secondé dans ses efforts par Dion, cousin de Denys, déjà entièrement gagné à la cause philosophique. Mais Platon connut là un deuxième échec, suivi, quelques années plus tard, d’une troisième déconvenue. Il fut emprisonné, puis renvoyé à Athènes. Dion, exilé mais toujours animé par l’espoir d’instaurer un gouvernement philosophique, prit alors_ avec, semble-t-il, l’accord de Platon_ les armes contre son cousin ; il fut assassiné peu après. Avec ces échecs et ces espoirs déçus, et en dépit de l’exemple du philosophe pythagoricien Archytas, qui gouvernait la cité de tarente, Platon a sans doute réalisé combien il était peu vraisemblable de trouver jamais un roi-philosophe ou un gouvernant suffisamment sincère et dévoué dans son attachement à la philosophie ; le plus souvent, les gouvernants appellent les philosophes auprès d’eux pour légitimer ou excuser une politique que ces philosophes n’ont en aucune façon inspirée. » (Monique Canto-Sperber, op.cit.). 

Dr. Youssouf Maïga Moussa

Chercheur indépendant

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