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EPICUROPOLIS
11 août 2015

L'authentique art politique, de Socrate à Epicure

 

Un cas tragique : la mort de Socrate : Victoire de la dictature du démos sur la sagesse ?

 Socrate dans le Gorgias de Platon a revendiqué sans être un vrai praticien, le souci d’un authentique art politique. Dans le dit texte, il avance ce qui suit : « Je crois que, en compagnie de quelques Athéniens, pour ne pas me flatter d’être le seul, je me consacre à ce qu’est authentiquement l’art politique, et suis le seul des hommes d’aujourd’hui à m’occuper des affaires de l’Etat : aussi est-ce en tant que, chaque fois que je parle, les paroles que je prononce ne sont pas des paroles destinées à plaire, mais à dire ce qui vaut pour le mieux, non ce qui est le plus agréable ; en tant que je ne conçois pas à faire ce que toi, tu me conseilles, ces fameuses finesses, c’est à ce titre que je serai incapable de savoir que dire devant le tribunal. Mais le langage qui maintenant me vient aux lèvres, c’est celui-là même que je tenais à Pôlos : je serais jugé en effet comme serait jugé un médecin qu’accuserait un cuisinier  devant un tribunal d’enfants. » (Platon, Gorgias, in Œuvres compètes, trad. de L .Robin, Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1977).

La philosophie peut se comprendre suivant Léo Strauss comme une interrogation sur vivre ensemble. Tout comme le commun des mortels, le philosophe fait partie intégrante de l’entité humaine.  Il ne peut donc pas s’auto exclure de la cité, c’est-à-dire se claquemurer définitivement dans sa tour d’ivoire. La vie, souligne Léo Strauss, est déjà et d’abord la « première » philosophie, cette réflexion sur la vie. Autrement dit, vie philosophique (activité) et vie politique sont indissociables. Socrate par exemple, malgré une certaine attitude qui frise le révolté ou le marginal, s’est toujours préoccupé de politique ;  il s’est longuement interrogé sur les maux de la cité et sur son devenir. En souscrivant donc à l’analyse de Léo Strauss, nous pouvons avancer que la figure de Socrate par ses actions, peut sous certains angles correspondre à la figure du sage tant revendiquée par Epicure. Socrate était  aux yeux d’Epicure le sage proclamé par la divinité elle-même. Et s’il s’est retiré de la vie politique pour se consacrer à ‘‘la politique’’, c’est la preuve pour un épicurien que l’activité politique ne convient pas à un sage digne de ce nom. C’est dire à partir de cet instant qu’Epicure n’attaque pas l’individu Socrate, mais l’école platonicienne qui n’est pas (ne reflète pas) à rigoureusement parler tout le Socratisme.

Tout philosophe sérieux eu égard à la situation catastrophique de la Grèce du IVe-IIIe siècle av. J-.C., est déjà engagé dans la politique ; que ce soit de l’intérieur (activement) ou de l’extérieur (passivement). Car, nonobstant ce souci crucial de la liberté pour son ataraxie, le philosophe Epicure est interpellé d’un double point de vue : en tant que citoyen et en tant que philosophe et sage. Son retrait n’est pas une indifférence totale des affaires politiques, mais une façon de se mettre au-dessus des passions de la foule, du mal vivre des citoyens, afin de repenser à distance les maux de la cité et proposer des solutions. Epicure faut-il le souligner avait une forte connaissance du drame advenu au sage Socrate qui s’est déconnecté de la vie politique tout en continuant ouvertement à torpiller les hommes politiques. Si Epicure s’était comporté comme Socrate en cette période de décrépitude de la cité, ne  serait-il pas l’objet des mêmes haines et d’attaques ? Cette foule (des insensés) a tué Socrate, elle peut encore par son déficit de lumière tuer un autre philosophe.

Nous avons des maximes et sentences indubitablement politiques (fondées sur le droit) qui nous contraignent à poser la « politicité » de l’apolitisme d’Epicure. Nulle part, Epicure ne définit la politique, à défaut, il utilise des termes tels que « communauté », « commun », « tout »,  « le juste », « l’injuste », « la loi », « le contrat » etc., qui nous permettent de dire qu’il fait allusion à la politique. De fait, pour nous les maximes et les sentences constituent incontestablement les matériaux, voire les marchepieds pour accéder à la quintessence de sa pensée politique. Ainsi lorsque le vieux Platon des Lois ne croit plus à la possibilité du meilleur régime, Epicure lui va à sa manière concrétiser ce qu’est la cité idéale ou cité juste, débarrassée des lois politiques. Epicure a médité sur cette problématique des lois dans la cité, notamment sur la bonne politeia (régime, ou constitution) qui peut réaliser le bonheur commun. C’est donc dire avec Epicure qu’il n’y a pas de cité politique parfaite, aussi longtemps que la foule n’est pas adéquatement éduquée. Conclusion à laquelle étaient déjà parvenus Platon et Aristote : le récurrent retour à la paideia (éducation, ou formation) des citoyens. Platon lui-même dans La République souligne à travers la métaphore de la « caverne » ce trait propre à la foule : l’ignorance.

Il est sans conteste que, lorsque les choses humaines se déroulent normalement et naturellement, selon le bon ordre politique, nous pouvons établir que la philosophie est subordonnée à la politique, à l’ordre politique. Plus clairement, le philosophe est serein quand la loi est au service de l’ordre politique. Toutefois, lorsque la loi est mal appliquée notamment dans la condamnation de Socrate (cas éloquent), c’est l’exercice même de la philosophie qui est en danger. La condamnation de Socrate par un tribunal d’ignorants, est la preuve éloquente que la loi est injuste vis-à-vis des bons citoyens à cause de leurs opinions. Dans la perspective d’Epicure, la démocratie est malade, en danger aussi longtemps que la loi est entre les mains de la foule.  Ainsi en assumant son apolitisme (abstention politique) dans un contexte aussi grave (période hellénistique), c’est pensons-nous pour défendre la philosophie comme activité libre, autonome qui peut se passer du pouvoir, et surtout pour se mettre en sécurité vis-à-vis de la foule, et des monarques. Très clairement, Epicure a pris ses distances d’avec l’infirmité dirimante de la loi issue de la foule. Cette expérience de l’exercice de la loi dont il fut témoin l’a manifestement dépité des affaires politiques. N’y a-t-il pas dès lors similitude de réaction, de dégoût vis-à-vis des lois entre le Platon des Lois et Epicure ?

Pour nous il est patent que les Lois de Platon réconfortent notre position ; mieux les Lois de Platondonnent raisons à l’apolitisme d’Epicure. La meilleure des preuves nous semble-t-il, c’est que dans un dialogue aussi important que les Lois, Platon s’est délibérément abstenu de faire jouer son personnage clé qu’est Socrate. Au niveau de La République, il ressort bien avant les Lois, que les lois ont une limite dans le perfectionnement des citoyens. Les Lois  de Platon peuvent se comprendre de l’avis de Léo Strauss comme l’ouvrage qui met en exergue le politique. C’est l’ouvrage dit-il « qui peut le mieux faire comprendre les réquisits indispensables de la cité. » (Leo Strauss, Argument et Action des Lois de Platon, trad. et présenté par Olivier Berrichon-Sedeyn, Vrin, 1990, p. 26). Autrement dit, les Lois de Platon en substance traitent de bonnes lois ; et ces lois ne peuvent s’établir que sous le couvert ou l’invocation de la loi divine. Et dès lors que ces lois participent de la divinité, elles ne peuvent pas ne pas être bonnes et justes. Or, Epicure dans les Maximes (XXXVI et XXXVII) critique cette allusion forcée de Platon sur le caractère divin des lois, qui n’arrivent pas à être effectives dans la réalité.

De fait, la critique d’Epicure dans sa doctrine du droit vient en appui sur ce que soulignait Olivier Berrichon-Sedeyn dans la présentation de l’ouvrage de Léo Strauss : « La loi est le signe de l’imperfection radicale de la vie politique ou de la finitude des choses humaines. Si la loi en effet mérite un rang élevé dans l’échelle des biens, elle est un bien ambigu ou un bien de second rang. » (Ibid., p. 28). Autrement dit, pour Olivier Berrichon-Sedeyn, le caractère général même de la loi  fait difficulté, pour qu’elle soit capable d’englober toute la réalité, de prendre en charge de manière parfaite les conduites humaines. L’originalité d’Epicure est d’avoir au rebours de Platon exclut les dieux des cieux et de leur commerce d’avec les humains, en montrant que ce qui est au-dessus des lois est supérieur aux lois ; à savoir le jugement prudent (logismos) du sage. Et dans La Lettre à Ménécée , Epicure va sous d’autres traits réitérer ce sens du jugement prudent en disant que : « Le principe de cela, et le plus grand bien, est la prudence. » (Sophie Van Der Meeren, Lettres d’Epicure, Paris, éd. La Philothèque, 2003, p. 71).

Il résulte de ce qui précède que les lois ne peuvent pas tout, raison pour laquelle nous souscrivons aux propos d’Olivier Berrichon-Sedeyn qui dit en effet que : « le meilleur régime n’est pas le régime dans lequel règnerait la loi, mais celui dans lequel un monarque parfaitement sage interviendrait dans toute situation individuelle pour y faire prévaloir le meilleur possible de la meilleure manière possible. » (Léo Strauss, op.cit., p. 28).

Dès lors, nous comprenons aisément pourquoi Epicure n’a jamais voulu proposer de modèle politique. Toutefois, à la lecture des textes de Platon, il est visible qu’Epicure sans le dévoiler explicitement a une certaine prédilection pour le modèle ou la figure du sage, qui incarne le monarque éclairé ; au sens d’un berger qui doit veiller constamment sur son troupeau, et surtout qui est appelé en toutes circonstances à se déplacer pour aller régler des conflits entre ses amis ou ses disciples. Et à ce propos, toute la vie d’Epicure fut émaillée de situations complexes où il n’hésitait pas à s’ingérer dans les conflits entre ses amis afin de ramener la paix. C’est ce souci du bien être de ses amis qui lui valut ce respect vénérable de la part de ses élèves et amis. Et effectivement dans le Jardin (Ecole philosophique d’Epicure) grâce à son autorité et sa présence, Epicure apparaît comme un véritable sage.

Si nous nous sommes appesantis longuement sur les Lois de Platon, c’est parce que pour faire un travail de comparaison utile sur l’authenticité de l’Art politique entre Socrate et Epicure, il était logique de montrer ne serait-ce qu’en filigrane ce que représentaient ces Lois dans une démarche critique du politique. Dans le Minos de Platon également, Léo Strauss souligne que les lois ne sont pas toujours bonnes. Si la Crète par exemple a brillé par l’excellence de ses lois que Socrate lui-même reconnaît, c’est grâce à Minos, le législateur. De fait, Socrate savait l’excellence juridique de la cité Crétoise, lorsqu’il signifiait à Criton dans le Phédon son refus de ne pas s’évader de la prison. Socrate pouvait s’exiler pour une cité plus juste, ou vers la Thessalie un pays dépourvu de lois. C’est donc dire que son choix politique de rester dans la cité nonobstant l’injustice de la loi et celui d’Epicure se situent sur des plans parallèles.  En quoi ces deux postures apolitiques participent-elles toutes de l’Art authentique du politique ?

Epicure, fils de Néoclès et de Chérestrate, ouvrit son école (le Jardin) en 306, école à ciel ouvert. Son emplacement n’était pas aussi éloigné qu’on puisse se l’imaginer de la ville. Elle était située en banlieue d’Athènes. Les différentes écoles (l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Portique de Zénon, et le Jardin d’Epicure) se côtoyaient, et chacune était au courant des discussions qui se déroulaient dans chaque cercle.

Le Gorgias, œuvre importante de Platon, par l’ampleur des thèmes traités intéresse notre démarche, car il nous permet de faire voir comme dans une sorte d’arrière fond, le contexte de la Grèce du Ve et IVe siècle av. J.-C, et les bouleversements ombilicalement liés à la situation du IIIe siècle av. J.-C.). La Grèce des années 427 av. J.-C a vu l’arrivée du sophiste Gorgias à Athènes, à une période assez mouvementée qui va de 427 à 380 où Platon lui même a rédigé le Gorgias. Cette période illustre grandement les deux situations de Socrate et de Platon : l’apogée et le déclin  de la Grèce. Pour rappel, soulignons que la fin des guerres médiques : guerres qui se déroulèrent au Ve siècle av. J.-C entre les Grecs et les Perses. La première se place en 490, avec la victoire grecque de Marathon. La seconde par les victoires grecques de Salamine, de Platée et de Mycale (479) et la troisième débuta en 450 et, en 449, les Perses vaincus par la paix de Cimon, durent renoncer à aborder les côtes de l’Asie Mineure et celle des mers de la Grèce, marqua la consécration d’Athènes, c’est-à-dire sa suprématie politique dans la confédération des alliés, en raison du rôle déterminant joué par les Athéniens dans la victoire contre les Perses. Périclès dirigeait avec fermeté non seulement la vie politique Athénienne, mais aussi les cités alliées. C’était lui qui introduisit la constitution démocratique. Toutefois, malgré sa démocratisation apparente, Athènes était devenue plus impérialiste que jamais ; car elle voulait étendre sa toute puissance sur toutes les cités grecques ou « ligue de Délos », afin de s’assurer par leur exploitation, une hégémonie tant commerciale que maritime.

Périclès par sa personnalité va en ce siècle de prépondérance de la Grèce donner une résonance toute particulière à la démocratie. En un mot, sous sa direction en tant que grand stratège, il va pendant près de vingt ans présider aux destinées de la démocratie athénienne. L’essor ou pour mieux dire la grandeur de la Grèce est due à l’adoption du régime démocratique. Pour la première fois dans l’histoire souligne Jacqueline Laffitte : « Une cité fait dépendre son destin de la volonté d’un peuple, le démos. Les citoyens se réunissent régulièrement en assemblée pour voter les lois, élire les dirigeants : cette assemblée cumule tous les pouvoirs. Les tribunaux eux aussi sont populaires, puisqu’ils sont composés de six mille citoyens, tirés au sort chaque année, jugeant toutes les affaires. Le pouvoir exécutif est exercé par les stratèges, au nombre de dix, élus au suffrage universel. » (Jacqueline Laffitte, Platon,le Gorgias). Parmi les dix stratèges, un s’étant démarqué par son influence prépondérante, fut désigné chef de l’exécutif : ce fut Périclès. Avec Jacqueline Laffitte nous touchons du doigt la réalité de la démocratie pendant ses heures de gloire. Cette démocratie tout naturellement coïncide avec l’essor des écoles Sophistiques où la Rhétorique fut érigée comme science suprême du politique. Et Périclès lui-même cumulait ces deux qualités propres à l’époque pour gouverner : de solides compétences intellectuelles et une brillante éloquence. Hélas le déclin de la Grèce va survenir avec la mort de Périclès en 429, et la guerre du Péloponnèse de 431 à 404 qui mit fin à la suprématie de la Grèce. La tyrannie des Trente mit alors fin provisoirement à la démocratie. Toutefois eu égard à l’exercice sanguinaire de leur pouvoir, une conspiration populaire les chassa du pouvoir et restaure la démocratie. C’est en cette période de la démocratie de la « meute » ou si on veut aujourd’hui du peuple, que Socrate par son apolitisme affiché et critique, sera accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse. Mais le coup de grâce sera donné par Philippe de Macédoine qui visait depuis belle lurette une hégémonie sur la Grèce toute entière. Malgré la farouche résistance de Démosthène, Athènes tomba sous le joug de Philippe de Macédoine. En 336, Alexandre le Grand (fils de Philippe de Macédoine)  succéda à son père.

Epicure et son Apolitisme s’inscrivent donc dans ce contexte échaudé et brûlant des institutions Athéniennes. Toute cette histoire de la Grèce que nous venons d’esquisser, Epicure en était imprégnée par ses lectures personnelles. C’est donc dire, partant de ce tableau historique, qu’un lien de cause à effet peut être clairement établi entre les deux contextes ; plus exactement le siècle d’Epicure (IIIe siècle av. J.-C.) hérite des malheurs qui ont déferlé depuis le siècle précédent. Il est aussi évident que depuis la mort du prestigieux Périclès le système politique Grec fut en léthargie. Seul le régime de Périclès a gardé une certaine pérennité. Toutes ces guerres, ces changements intempestifs de pouvoir, ont eu pour conséquence d’entamer les valeurs morales de la cité. D’un mot souligne Jacqueline Laffitte : « Les Athéniens ont perdu leur sens civique au péril de leur unité nationale. » (Ibid.). Plus clairement, il s’est produit un renforcement de l’individualisme, le pouvoir politique échappe complètement des mains des grands stratèges au profit des démagogues. La vraie puissance dorénavant revenait aux rhéteurs qui font et défont l’opinion. (A suivre)

 

 

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