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EPICUROPOLIS
15 août 2015

Apologie de l'ordre

L’art politique, une perversion du politique

 

En nous appesantissant sur l’histoire sociopolitique de la Grèce hellénistique (IVe-IIIe siècle av. J.-C.), il est permis de soutenir que le philosophe Epicure (371-270 av. J.-C.) aussi appelé le sage du Jardin (son Ecole), s’est imprégné du modèle d’ordre et d’harmonie qui a caractérisé les institutions de Sparte, au détriment du peitho (la force de persuasion). Les Spartiates ont préféré dans la refonte qu’ils ont apportée à leur société, les exercices (épreuves) pour les combats guerriers que les disputes dans l’agora. Chaque citoyen est redéfini, réorienté vers la vocation du soldat-citoyen qui défend sa cité ; rééduqué aux valeurs de l’ordre (obéissance) et d’harmonie. Nous quittons ici le peitho pour le phobos (la crainte) de la loi. Et à la lumière de la situation de l’Hellade, c’est-à-dire de la Grèce hellénistique dans sa globalité, l’ordre n’était pas pour les nouveaux gouvernants (les successeurs d’Alexandre le Grand) une préoccupation essentielle, car chacun est plus préoccupé à satisfaire ses désirs, ses ambitions, que l’ordre et l’intérêt commun.

Epicure pendant son adolescence a reçu cette formation civique et militaire des hoplites, qui éduquait le citoyen au respect de la loi : l’hoplite est discipliné, préparé à être un bon citoyen ; car faute de cette formation, toutes les cités qui l’ont négligée, au détriment de la parole (l’art de bien parler), ont naturellement et inexorablement basculé dans des séditions et des conflits intérieurs. Le modèle de Sparte du VIe siècle av. J.-C., a indubitablement intéressé la vision politique d’Epicure, nonobstant l’inégalité qui est subsumée dans cette prétendue « isomoia » (l’égalité). L’austérité que les autorités Spartiates ont imposée à leur société à l’égard de tout luxe, à l’ostentation de l’architecture des bâtiments, est isomorphe à la vie du Jardin ; qui n’est pas abondance dans la jouissance, mais frugalité. Les Spartiates affirme J.P.Vernant apportent le juste qu’il faut lors des repas communs : « Chacun apporte, tous les mois, son écot réglementaire d’orge, de vin, de fromage, et de figue. »(Les Origines de la pensée grecque). D’un mot, on apprend par la discipline imposée et reconnue comme dans le Jardin d’Epicure, de vivre de peu. C’est pourquoi dans l’optique de la pensée politique du philosophe du Jardin, nous estimons que le modèle de Sparte et les transformations sociales et politiques advenues, ont permis à Epicure de porter un regard critique et comparatif avec son époque. La loi ainsi qu’il sourd de ce modèle de Sparte, retrouve une valeur capitale pour Epicure, c’est pourquoi J. P. Vernant précise mieux cette valeur chez les Spartiates en ces termes : « Sous le règne de la loi, la cité devient un cosmos équilibré et harmonieux. » (Ibid.).

Dans Le Politique, Alain Petit nous rapporte une des missions essentielles du politique en ces termes : « Le politique se donne pour tâche de définir « le »politique, c’est-à-dire l’homme politique ou l’homme d’état en charge du gouvernement de la cité. » (Alain Petit, Le Politique, texte intégral, Paris, Hachette, 1996, p. 5). Dans le dit texte poursuit Alain Petit, Platon est critique, radical à l’endroit des institutions, du gouvernement de la cité ; il soumet « à l’examen dialectique le fondement même de l’autorité politique par delà la coutume, la loi, la situation de fortune ou de naissance. » (Ibid.). Autrement dit, pour Platon le gouvernement de la cité doit être confié à ceux qui savent. Platon réitère dans la même démarche le critère de la compétence dans l’exercice du pouvoir. Ainsi au rebours d’Epicure qui a admiré un modèle sans le choisir, Platon manifestement a une préférence pour le modèle politique de Syracuse. L’idée importante pour nous, c’est qu’à partir du Politique de Platon nous avons pu percevoir un lien, voire une adhésion forte de l’apolitisme d’Epicure à l’idée platonicienne suivante : « si, par conséquent, il existe un art du roi, ni la foule des riches ni le peuple dans son ensemble ne saurait jamais acquérir ce savoir politique. » (Ibid.).

 Cependant, avec l’avènement des Sophistes dans la cité, la politique ou l’Art Politique est devenu l’Art de tous, c’est-à-dire que tout citoyen ou tout individu qui avait les moyens financiers pouvait recevoir un enseignement ou une formation à l’Art de bien parler ou  ce qui revient au même de diriger l’Etat. Il apparaît donc qu’avec les Sophistes, l’art politique n’a plus besoin contrairement à Platon de compétences particulières.

Depuis le Protagoras de Platon qui a fait le distinguo entre les Arts et les Techniques propres à la satisfaction des besoins vitaux, et celui de l’art politique, nous sommes habitués à l’idée que l’Art politique n’est plus l’apanage d’une classe (une élite), mais bien un savoir et une activité accessible à tous les citoyens. Or Platon, dans La République refuse de faire de l’Art politique une affaire de tout le monde, car l’Art politique requiert des aptitudes sui generis, des compétences pour tout dire. Une longue  formation comme dans le programme dispensé à  l’Akademos  (Académie de Platon) doit présider à l’élection des futurs dirigeants. C’est pourquoi tant dans le Protagoras que dans le Gorgias, Platon est très véhément à l’endroit des Sophistes qui minimisent l’activité sérieuse du politique, car c’est dénaturer l’exercice du pouvoir que de permettre à tous les citoyens de l’exercer, sans une formation conséquente. Nous voyons donc clairement que depuis l’époque de Platon, les Sophistes par leurs divers enseignements ont produit les germes de la décomposition de la Grèce, et de ses institutions. Partant, ce que condamne ou critique Epicure, c’est ce pseudo-Art de la foule, cet Art des nouveaux dirigeants (les successeurs d’Alexandre le Grand) qui n’ont pas su fonder les conditions d’un mieux être véritable. Dès lors, lorsque la société ne constitue plus un havre de paix, ou l’individu n’est plus à l’abri de la menace de l’autre ; la démarche raisonnable, légitime ne constitue-t-elle pas à se retirer « au moment opportun » ?C’est ce retrait d’avec la cité qu’Epicure a eu le courage de faire au moment opportun, contrairement à Socrate. Ainsi parle-t-on de lathès biosas (vivre caché), ou d’abstention politique.

L’époque d’Epicure est caractéristique de ce que les historiens de la philosophie Antique considèrent comme une société perdue, laissée à elle seule ; c’est pourquoi la sécurité, l’ordre et la liberté ne sont plus envisageables du côté de la cité politique, mais dans le Jardin d’Epicure loin de l’enfer de la cité. Pour nous faire une idée sommaire du désordre qui régnait, il faut souligner qu’à l’époque se côtoyaient diverses écoles : Cyrénaïques, Sophistes, Cyniques, Stoïciens, Epicuriens. Par leur licence, leurs divers modes de vies, nous pouvons déjà nous faire une idée approximative de la situation de mal être de ce IIIe siècle av .J.-C, exposé à toutes les dérives, car chacun dans ce capharnaüm se croyait le centre du monde.

C’est pourquoi clairement se comprend et se pose dans la perspective du maître du Jardin, la nécessité d’un ordre capable d’assurer l’effectivité de la loi et de la liberté. Ainsi l’autorité même qu’il a montrée dans son jardin et le respect des règles de conduites, témoignent de son aspiration déguisée pour une société fondée sur l’ordre et la liberté. En effet, l’absence de vraies lois, d’autorité ouvre toujours la porte à toutes formes d’infractions, d’injustices sur autrui et sur la chose publique.

Depuis des siècles, des grands législateurs et des sages ont élaboré des lois, des constitutions pour les cités. Et malgré toute cette profusion des lois, les sociétés hier comme aujourd’hui se portent mal, les individus tout comme les Magistrats les violent chacun à sa manière. D’où l’inquiétude du sage du jardin : les lois ne sont pas toujours efficientes pour fonder véritablement la justice, l’ordre, la sécurité et la liberté. Elles n’ont donc pas besoin d’être écrites, mais manifestement elles ont besoin d’être sous-tendues, renforcées à la base par une bonne paideia politique. A ce niveau de notre analyse, nous pensons qu’Epicure s’inscrit dans la démarche de ses prédécesseurs tels que Platon et Aristote qui ont été historiquement des critiques de leur société, car ils ont mis en avant l’impératif d’une éducation du citoyen, afin de faciliter et d’asseoir l’exercice efficient des lois. Dans La République de Platon, au livre I, Thrasymaque a soutenu que : la loi est le strict reflet de l’intérêt des gouvernants. C’est donc dire que l’équité revendiquée par Epicure est dans les propos de Thrasymaque impossible dans la cité aussi longtemps que les gouvernants oublient l’intérêt du grand nombre. Toutes les constitutions si nous acceptons la thèse de Thrasymaque n’élaborent les lois que pour les biens exclusifs d’une classe, celle qui est justement au pouvoir. Ce principe d’équité qui est consubstantiel à la loi est après observation (dans la pratique) absente des diverses politeia. Et même Sparte dont Epicure admire la discipline et l’isomia, a des lacunes ; car la loi dans sa prétendue l’égalité ne vise que les citoyens, et non tous les individus de la cité. Or pour Epicure, si on doit partir du principe du juste et de l’utile, la loi doit concerner tous les individus, tous les êtres vivants. Ceci apparaît avec évidence notamment dans la Maxime XXXII où il plaide pour un cosmopolites plus universel et sans discrimination. Cependant, l’équité qui suppose partage et distribution, nécessite pour une assise complète du discernement (dielein). Et à la lumière du comportement des individus dans la vie de tous les jours, force est de constater que la loi ne correspond plus à l’idéal du « bien commun ». Pour corroborer cette position (thesis) radicale de la conception de la loi chez Epicure, c’est à Platon que nous avons choisi de revenir qui a posé que : « la meilleure situation en politique n’est pas que les lois puissent prévaloir : il faut que la puissance appartienne plutôt à l’homme possédant la compétence du roi qui est doté de sagesse. » (Alain Petit, Le Politique, texte intégral, Paris, Hachette, 1996, p. 156). Autrement dit, si ce que dit Platon un siècle auparavant sur cette conception de la loi est assertée par la pratique de la gestion de l’Etat, n’est-ce pas à cette paideia du citoyen qu’il faut  impérativement revenir, dans la mesure où toute bonne paideia ne vise en fin de compte qu’à inculquer des règles de conduites, et à exercer des habitudes. Bref, cette paideia visera comme dans le jardin à intérioriser les Maximes et les Sentences. Ainsi, il apparaît chez Epicure la nécessité non de supprimer la loi, car il sait sa valeur depuis chez Platon qui disait très merveilleusement ceci : « la loi vaut mieux que tout gouvernement factieux : tyrannie, oligarchie ou démocratie déréglée. »(Ibid.). Mais par la paideia, réapprendre aux citoyens à connaître (le savoir est ici essentiel) la loi et à l’obéir en toutes circonstances. Et à ce niveau le passage de la Maxime XXXVI est assez éloquente lorsqu’elle souligne que : « selon ce qui est commun, le juste est le même pour tous, car il est  quelque chose d’utile dans la vie en commun des hommes entre eux ; (…) » (Trad. Marcel Conche, p. 243). Il suit donc qu’il n’a jamais été dans les propos du maître du jardin de supprimer la loi, ni de violer les lois : ces divinités de la cité. Epicure exige même dans l’esprit de ses Maximes et Sentences un  comportement respectueux vis-à-vis de la loi. A l’image de Socrate, il n’a jamais encouragé la rébellion contre la loi, car la rébellion contre la loi de la part d’un citoyen est un crime contre la cité, cause de désordre et de ruine.

 

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